Le projet russe d’une plateforme de lancement spatial en mer tombe à l’eau
Le 31 mai, SpaceX a mis fin au monopole de la Russie sur les vols habités à destination de la Station spatiale internationale. Mais ce succès sonnait également le glas pour un autre projet russe, injustement peu connu et médiatisé
Entre Américains et Russes, les dynamiques sont décidément contraires. Le 16 juin, Elon Musk annonçait une ambitieuse plateforme de lancement spatial en mer pour des vols habités, sur des lanceurs super-lourds à destination de Mars, la Lune, ainsi que des trajets hypersoniques autour de la Terre en moins d’une heure. Le même jour, son précurseur russe Morskoï Start (connu internationalement sous le nom de Sea Launch) coulait symboliquement.
Le dernier repreneur potentiel de cette société a en effet jeté l’éponge. Le monopole d’Etat du nucléaire Rosatom a communiqué des documents à l’agence d’information RIA Novosti déroulant les raisons: Sea Launch ne dispose pas de lanceur capable de rivaliser avec SpaceX en termes commerciaux; Rosatom, qui n’a aucune expérience dans la vente de services spatiaux, ne désire pas concurrencer le groupe d’Etat russe Roscosmos, équivalent de la NASA; enfin, Sea Launch a accumulé d’importantes dettes, tout en nécessitant de gros investissements pour être de nouveau opérationnel.
Précurseur italien
Que venait faire un géant du nucléaire dans cette galère spatiale? «Nous sommes le seul groupe russe à posséder une expertise poussée ainsi qu’une expérience dans la construction et la maintenance de grosses infrastructures en mer», explique une source au sein du consortium, en faisant référence à la centrale nucléaire flottante que Rosatom opère depuis quelques mois dans l’Arctique russe. Rosatom n’envisageait d’ailleurs l’acquisition de Sea Launch que pour satisfaire ses besoins de surveillance de la zone maritime arctique, par le biais d’un réseau de 19 satellites à lancer d’ici à 2032.
La logique aurait voulu que Roscosmos fasse de Sea Launch un cosmodrome complémentaire de ceux de Baïkonour (désormais au Kazakhstan, en perte de vitesse), de Vostotchny (nouveau, mais miné par des problèmes de corruption) et de Plesetsk (réservé aux lancements militaires et situé dans le Grand Nord russe).
L’avantage d’un lancement marin consiste à offrir à un pays peu avantagé par sa situation géographique comme la Russie la possibilité d’effectuer un lancement dans une zone proche de l’équateur. Grâce à la rotation de la Terre, une fusée tirée au niveau de l’équateur bénéficie d’une vitesse initiale maximale, tandis qu’au niveau des pôles, cette vitesse est nulle. Le second avantage d’un tir en zone équatoriale est que la plupart des satellites envoyés dans l’espace visent une orbite géostationnaire. Or cette orbite passe par un plan qui se situe au-dessus de l’équateur, d’où une distance minimale par rapport au point de tir.
Sea Launch permet donc en théorie de réaliser d’importantes économies de carburant et donc d’augmenter la charge utile. Ainsi, un lanceur Zenit-3SL place 6,2 tonnes en orbite lorsqu’il est tiré par Sea Launch depuis l’équateur, contre seulement 3,8 tonnes depuis Baïkonour.
Inspiré par le projet précurseur italien San Marco (27 tirs entre 1964 et 1988), le projet Sea Launch nait en 1995 sous la forme d’une coentreprise entre Boeing (40% du capital), le groupe spatial
Grâce à la rotation de la Terre, une fusée tirée au niveau de l’équateur bénéficie d’une vitesse initiale maximale
russe Energia (25%) et les fabricants de fusées ukrainiens Ioujnoe (5%) et Ioujmach (10%). Le chantier naval norvégien fournit les 20% restants avec les compétences maritimes et une plateforme pétrolière recyclée. Outre la plateforme servant de pas de tir, Sea Launch consiste aussi en un navire de commandement, le tout couplé avec le lanceur ukrainien de classe intermédiaire Zenit.
Sea Launch réalise 36 lancements entre 1999 et 2014 (dont trois échecs). En 2006, le PDG de Sea
Launch, Jim Maser, part prendre le même poste chez SpaceX, premier passage de relais entre les deux groupes… La situation financière se dégrade dès 2009. Les Russes (Energia, passé sous le contrôle de Rosatom) rachètent alors le projet, mais ne parviennent pas à décrocher un seul nouveau contrat. Le projet se limite à tirer ses dernières commandes jusqu’à l’année fatidique 2014. Le conflit russo-ukrainien dans le Donbas coupe la coopération spatiale et prive Sea Launch de son lanceur Zenit (l’inverse est aussi vrai).
L’espoir renaît en 2016 lorsque l’entrepreneur russe Vladislav Filev rachète le projet pour 160 millions de dollars (il était estimé à 3,5 milliards à sa création). Immédiatement surnommé le «Elon Musk russe», Vladislav Filev est propriétaire de la seconde compagnie aérienne russe S7. Mais ses tentatives de concurrencer SpaceX avec six lancements annuels au tarif unitaire de 62 millions de dollars et la création d’un nouveau lanceur réutilisable (Soyouz-5, largement inspiré du Zenit-3SL) resteront sur le papier.
Sanctions internationales
Aujourd’hui, le projet ne compte ni lanceur, ni infrastructure permettant d’amarrer la plateforme pour réaliser l’assemblage et les tests des moteurs. En outre, tous les équipements non russes ont été retirés préalablement au transfert vers la Russie de la plateforme et du navire de commandement. Depuis mars 2020, le cosmodrome marin mouille au large de Slavianka, un port non loin de la frontière avec la Corée du Nord.
Les sanctions internationales ont asséné le coup de grâce. Toutes les compagnies enregistrées en Russie ou utilisant des lanceurs russes tombent sous le coup de sanctions décidées par le Pentagone. De facto, Sea Launch ne peut plus espérer que des contrats avec des entreprises d’Etat russes, également touchées par les sanctions américaines.
«Il sera nécessaire d’effectuer une coordination centralisée des tous les lanceurs et cosmodromes, afin qu’au moins deux ou trois lancements [annuels] commandés par un groupe d’Etat russe échoient à Sea Launch, sans quoi l’exploitation commerciale de ce complexe n’est pas raisonnable», indique le PDG du groupe Energia, Igor Ozara, dans une lettre à sa société mère, Roscosmos, et révélée la semaine dernière par le quotidien russe RBK.
Or, Roscosmos n’a jamais montré dans le passé d’intérêt pour le projet de sa filiale. Le consortium a d’autant moins de raisons de s’investir aujourd’hui, alors que Sea Launch est privatisé, que la Chine possède depuis l’année dernière une capacité de lancement spatial depuis la mer et que ce diable d’Elon Musk annonce les premiers tests de son projet flottant de SpaceX pour dans deux ou trois ans.
▅