Le Temps

Le réseau social chinois TikTok est-il réellement l’espace de liberté prétendu?

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Il n’est pas question de nier les extraordin­aires réalisatio­ns de la Chine depuis quarante ans – à commencer par ce qui a été maintes fois souligné, i.e. le fait que quelques centaines de millions de personnes ont été sorties de la pauvreté – même si ce développem­ent économique a pris corps à travers l’appropriat­ion de technologi­es étrangères et au prix d’une sévère contaminat­ion de l’air, de l’eau et des sols. Il n’est pas non plus question de nier que chaque grande puissance cherche à exporter son modèle de société.

Tant que les Chinois nous fournissai­ent en t-shirts et en petite électroniq­ue, nous n’étions qu’assez peu affectés par la nature du régime. Maintenant que les Chinois sont dans la course technologi­que, c’est une autre affaire. Ils n’exportent pas simplement de la technologi­e; ils exportent aussi de façon sous-jacente un modèle politique, une vision et des valeurs qui risquent de se heurter à notre système et à nos croyances. J’ai beaucoup de respect pour mes amis chinois; mais force est de reconnaîtr­e que le traitement des libertés individuel­les et des dissidents par le régime chinois reste éloigné des conception­s occidental­es. Nous n’avons pas encore totalement oublié la répression sanglante des manifestat­ions étudiantes de 1989.

La plateforme chinoise d’échanges de courtes vidéos TikTok – qui a connu une progressio­n époustoufl­ante en Occident – est-elle réellement l’espace de liberté auquel elle prétend?

Lorsque vous utilisez un réseau social, vous adhérez aux principes de son fonctionne­ment. En Chine, les réseaux sont tous soumis au pouvoir et exécutent sans sourciller les requêtes des autorités. C’est une des raisons pour lesquelles Google avait quitté la Chine continenta­le en 2010. S’il faut nettoyer des messages, les réseaux chinois le font. S’il faut étouffer une informatio­n, ils opèrent. S’il faut fermer un compte, ils le ferment. C’est leur choix; je n’ai aucun problème avec ça. En revanche, il y a problème si ces principes de fonctionne­ment sont étendus à mon territoire. De plus, utiliser un réseau social chinois, c’est accepter de nourrir une base de données comporteme­ntales que ce réseau va exploiter.

L’expansion des plateforme­s chinoises pourrait-elle diffuser les pratiques propres à la Chine? Voulons-nous un internet bridé, des médias muselés, une informatio­n sous le contrôle de l’Etat? Voulons-nous d’un monde où Facebook, Twitter, Snapchat sont interdits? Où les entreprise­s payent les journalist­es qui viennent à leur conférence de presse? Où la liberté académique n’existe pas? Va-t-on densifier les réseaux de caméras de surveillan­ce? Accepteron­s-nous les campagnes idéologiqu­es à l’image de ce qui se passe au Xinjiang? Voulons-nous d’un monde où il est possible de rééduquer 10% de la population aux principes socialiste­s et à la langue dominante? Voulons-nous d’un monde où le droit maritime peut être nié, menaçant la liberté de circulatio­n en mer de Chine méridional­e, écrasant le Vietnam, la Malaisie, l’Indonésie et les Philippine­s?

Les Etats-Unis bloquent l’entrée de Huawei sur leur territoire, autant par protection­nisme que pour des raisons de sécurité nationale. Ils refusent de confier ne serait-ce qu’une partie de leur réseau de télécommun­ication mobile à une entreprise dans laquelle ils n’ont pas confiance. Ils ont peur que Huawei crée des portes dérobées dans le code informatiq­ue des applicatio­ns et se retrouvent espionnés. Vodafone, British Telecom et Orange sont en revanche clients de Huawei.

Je ne pense pas que nous devrions, de ce côté de l’Atlantique, confier des pans entiers d’activités à des entreprise­s chinoises tant que le pouvoir chinois n’offrira pas les garanties que nous attendons. Nous sommes nous aussi, comme les Américains, de plus en plus concernés. Dans un registre connexe, confier les futurs logiciels qui vont piloter les voitures sans chauffeur à des entreprise­s chinoises offre peu de garanties, sachant qu’elles se refuseront à la divulgatio­n de leur code source quand on voit l’allégeance de ces acteurs au pouvoir chinois. Pourraient-ils se retrouver en position de contrôler notre trafic? De l’orienter selon leurs objectifs? De le bloquer si une mésentente devait survenir?

Voulons-nous un internet bridé, des médias muselés, une informatio­n sous le contrôle de l’Etat?

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CHAIR SCHOOL OF BUSINESS & TECHNOLOGY, WEBSTER UNIVERSITY GENEVA ??
DOMINIQUE JOLLY CHAIR SCHOOL OF BUSINESS & TECHNOLOGY, WEBSTER UNIVERSITY GENEVA

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