Réformer l’Etat, mission indispensable et impraticable
A la fin des années 1990, le scientifique Claude Allègre, ministre de l’Education nationale dans le gouvernement socialiste de Lionel Jospin, avait promis de «dégraisser le mammouth». L’idée, émise par ce géophysicien rugueux mais féru de comparaisons internationales, était alors assez simple: diminuer le nombre de fonctionnaires, dans un ministère qui en compte environ 800000, peut paradoxalement améliorer le service éducatif rendu. Résultat: le «mammouth» s’est rebellé et l’apprenti-dégraisseur a été limogé. Non sans avoir corrigé le tir dans une formule ciselée pour plaire aux syndicats: «Si je parle de mammouth, c’est parce qu’il y a une quantité considérable de gens. Ce que je veux, c’est muscler le mammouth et le rendre un peu plus effilé, un peu plus souple…» Fin de partie. Vingt ans plus tard, le dégraissage n’a toujours pas eu lieu et le pachyderme, au vu des controverses à répétition sur la rentrée scolaire post-Covid-19, reste perclus de rhumatismes.
Ce petit rappel en dit long sur l’impossibilité, en France, d’une réforme de l’Etat. Emmanuel Macron, qui s’est engagé le 14 juin à «revoir l’organisation de l’Etat et son action» afin de «bâtir de nouveaux équilibres dans les pouvoirs et les responsabilités», devrait lire à ce sujet Virus ennemi (Gallimard), le petit ouvrage tout juste signé par l’historien Jean-Noël Jeanneney. Jeanneney orchestre, chaque samedi sur France Culture, une passionnante Concordance des temps, revisitant le présent à la lumière du passé. Or son opus résume bien le dilemme. «Il ne s’agit nullement de faire de l’Etat une abstraction idéalisée […]. Il serait absurde de constituer son pouvoir tutélaire en absolu lumineux», plaide avec lyrisme l’auteur, héritier d’une dynastie politique qui donna à la République un président du Sénat (Jules Jeanneney, 1864-1957) et un grand ministre (Jean-Marcel Jeanneney, 1910-2010). Et pourtant, son bel avertissement fait long feu. Haro sur «la gestion obsédée par un transfert des coûts hors des bilans que l’on veut fixer au plus étroit». L’Etat reste, selon lui, le meilleur garant de la République. Car lui seul peut procéder aux «arbitrages, parfois dramatiques, entre la santé et l’économie». Envisager la réforme, puis ne pas réformer: l’antienne française est bien rodée.
Continuons avec Jeanneney et son Virus ennemi, car il illustre le piège dans lequel le président français est enfermé. En route vers les archives dans lesquelles puise l’ouvrage. 4 novembre 1919. A Strasbourg, «le père de la victoire» Georges Clemenceau prononce un discours en forme de testament politique, au seuil de quitter le pouvoir. Son argument? «La véritable réforme est […] dans l’organisation du régime de la liberté régionale, où nos provinces reviendraient à la vie.» Mieux: le «Tigre» sort ses griffes pour défendre «les initiatives fécondes» afin de remplacer «les routines et les lenteurs de la bureaucratie», parce que «débarrassés d’une organisation propre à tout empêcher, les Français ont le droit de n’être pas de Paris et de trouver d’heureuses issues régionales qui sont, en tous pays, la condition nécessaire de la liberté». Sauf qu’un siècle s’est écoulé. Et qu’Emmanuel Macron, le 14 juin, fait le même constat: «Tout ne peut pas être décidé si souvent à Paris. Face à l’épidémie, les citoyens, les entreprises, les syndicats, les associations, les collectivités locales, les agents de l’Etat dans les territoires ont su faire preuve d’ingéniosité, d’efficacité, de solidarité. Faisons-leur davantage confiance. Libérons la créativité et l’énergie du terrain.»
Cet immobilisme étatique est donc bien le sujet central, dans une France où tout finit par buter sur l’administration et son commandement: la haute fonction publique. Pourquoi? Parce que ce pays à la fois jacobin et morcelé, contradiction si bien décrite par Jérôme Fourquet dans L’Archipel Français (Seuil), a toujours été ruiné, puis sauvé par son Etat. Louis XIV sème la misère pour bâtir sa grandeur, grâce aux collectes de fonds sans merci de son administrateur en chef Jean-Baptiste Colbert, aujourd’hui vilipendé pour avoir rédigé un «code noir» inhumain, mais fruit de son époque. Napoléon Ier dote le pays d’un Etat puissant pour assouvir sa soif de territoires. L’Etat français du maréchal Pétain est, de 1940 à 1944, une ignominie que le Conseil national de la résistance lave en recréant… l’Etat. «L’Etat extralucide, intangible, impeccable? Il ne le sera jamais, conclut Jean-Noël Jeanneney. Mais si au coeur même du cauchemar que nous vivons, nous espérons quelque lumière, sachons qu’elle viendra de lui.» L’indispensable réforme est bien, en France, une réforme impraticable.
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Ce pays à la fois jacobin et morcelé a toujours été ruiné, puis sauvé par son Etat