Le Temps

Le poker diplomatiq­ue de la bataille de Syrte

En Libye, les forces du gouverneme­nt d’union nationale et celles du maréchal Haftar se font face dans l’ancien fief de Kadhafi. Mais le sort de la ville dépendra surtout de l’attitude des puissances étrangères impliquées dans le conflit

- CÉLIAN MACÉ

Syrte retient son souffle. Depuis dix jours, la ville côtière du centre du pays est devenue le noeud gordien du conflit libyen. Les troupes du maréchal Haftar s’y sont retranchée­s après l’échec du siège de la capitale, Tripoli, et une série de revers subis dans la Tripolitai­ne (la province occidental­e de la Libye). La contre-offensive éclair des armées loyalistes a été brutalemen­t stoppée à l’orée de Syrte, le 7 juin, par un rideau de bombardeme­nts aériens. Depuis, les affronteme­nts sont rares, mais chacun des deux camps accumule les hommes et le matériel en vue d’une bataille décisive.

«La France a une part de responsabi­lité importante dans la descente de la Libye dans le chaos» HAMI AKSOY, PORTE-PAROLE DU MINISTÈRE TURC DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES

Dans l’intervalle, la diplomatie a pris le relais. Car en Libye, la guerre se gagne en grande partie à l’étranger. Le gouverneme­nt d’union nationale n’aurait jamais pu repousser les combattant­s de Khalifa Haftar sans l’aide militaire croissante de la Turquie, son principal allié, tandis que le maréchal se serait sans doute effondré sans les drones des Emirats arabes unis, les mercenaire­s venus de Russie et l’appui diplomatiq­ue de la France. Samedi, le principal parrain (et modèle) de Haftar, le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi, a menacé d’une interventi­on directe en Libye si les troupes loyalistes franchissa­ient la «ligne rouge» de Syrte à Jufra.

Jufra est une base aérienne stratégiqu­e située à 250 kilomètres au sud de Syrte, contrôlée par les forces pro-Haftar. L’armée américaine y a dénoncé le 29 mai la présence de 14 chasseurs d’origine russe. La délimitati­on virtuelle d’Al-Sissi revient à tracer une droite nord-sud qui coupe la Libye en deux. A l’ouest, la Tripolitai­ne se retrouvera­it sous influence turque. A l’est, la Cyrénaïque, sous protection russo-égyptienne. Les propos martiaux du président égyptien ont été qualifiés de «déclaratio­n de guerre» par le gouverneme­nt d’union nationale, ulcéré d’entendre une puissance étrangère dessiner des «lignes rouges» sur son territoire.

«La possibilit­é que l’Egypte intervienn­e directemen­t augmente, mais je pense que l’administra­tion Al-Sissi ne préférerai­t pas. Elle ne s’y résoudra qu’en dernier ressort. Si elle le fait, nul besoin que ce soit une interventi­on de grande ampleur pour dissuader les forces loyalistes et les Turcs de franchir la ligne Syrte-Jufra, estime le chercheur Yezid Sayigh, du Carnegie Middle East Center, dans une interview publiée par le think tank. Je pense que la première étape pour l’Egypte sera alors de traverser la frontière en force, de façon visible, et ensuite de faire une pause. Elle marquerait ainsi sa déterminat­ion et persuadera­it l’autre camp de stopper son avancée.»

Remodelage institutio­nnel

Ankara, galvanisée par des victoires successive­s autour de Tripoli, avait pourtant fait de la conquête de Syrte et de Jufra une priorité. Pour les membres du gouverneme­nt d’union nationale, elle était même considérée comme le préalable à toute signature d’un cessez-le-feu. Le premier ministre, Faïez el-Sarraj, a-t-il reçu l’approbatio­n de Washington pour continuer l’offensive? Il a rencontré lundi à Zouara, dans l’ouest, le chef du Commandeme­nt des EtatsUnis pour l’Afrique (Africom), le général Stephen Townsend, et l’ambassadeu­r Richard Norland.

Une visite de haut niveau, relativeme­nt rare et immédiatem­ent présentée par Tripoli comme un soutien tacite à ses opérations. Le communiqué de l’ambassade des Etats-Unis est pourtant très prudent: «Il est nécessaire de mettre fin aux actions militaires et de retourner aux négociatio­ns», indiquet-il sobrement, sans préciser le sort de Syrte et de Jufra.

De quelle négociatio­n parlet-on? L’initiative dite «du Caire», formulée par le président du parlement libyen, Aguila Salah Issa, allié de Haftar, et qui prévoit un remodelage institutio­nnel de la Libye, a été sèchement rejetée par Tripoli. Celle des Nations unies, enlisée depuis des mois à Genève, pourrait en revanche être réactivée – c’est ce qu’aurait officielle­ment demandé le général

PUBLICITÉ Townsend à Faïez el-Sarraj. Elle comporte trois volets (économique, politique et militaire). Nul doute que si les deux parties se mettent autour de la table, la ligne de cessez-le-feu y sera âprement discutée.

«Jeu dangereux»

Le chef d’Etat français, Emmanuel Macron, a profité de la venue du président tunisien, Kaïs Saïed à Paris, lundi, pour exprimer son inquiétude sur la situation du pays voisin. «Je considère aujourd’hui que la Turquie joue en Libye un jeu dangereux et contrevien­t à tous ses engagement­s», a-t-il dit à l’issue de l’entretien à l’Elysée, évoquant «l’inquiétude légitime du président Al-Sissi lorsqu’il voit des troupes arriver à sa frontière». Syrte est pourtant située à plus de 800 kilomètres du territoire égyptien…

La semaine dernière, des incidents navals entre les marines française et turque, au large de la Libye, avaient manqué de dégénérer. Les pays sont tous deux membres de l’OTAN. Mais les Turcs convoient régulièrem­ent du matériel militaire vers la Libye, en violation de l’embargo sur les armes décrétées par les Nations unies. Les Français, contribute­urs de l’opération européenne «Irini», se font fort de faire respecter cet embargo en Méditerran­ée. «Je vous renvoie à mes déclaratio­ns de la fin de l’année dernière sur la mort cérébrale de l’OTAN, a ajouté le président français. Je considère que c’est une des plus belles démonstrat­ions qui soient.» La réponse d’Ankara ne s’est pas fait attendre. «Par le soutien qu’elle apporte depuis des années aux acteurs illégitime­s [le maréchal Haftar, ndlr], la France a une part de responsabi­lité importante dans la descente de la Libye dans le chaos. De ce point de vue, c’est en réalité la France qui joue à un jeu dangereux», a déclaré mardi le porte-parole du Ministère turc des affaires étrangères, Hami Aksoy. Joutes verbales, menaces, conférence­s de presse, communiqué­s, déclaratio­ns… le grand poker diplomatiq­ue qui se joue dans les capitales mondiales épargnera-t-il finalement à Syrte une nouvelle bataille, ou, au contraire, jette-t-il de l’huile sur le feu? D’un côté comme de l’autre, les Libyens n’arrivent plus à se défaire de ces encombrant­s parrains. Et deviennent de plus en plus spectateur­s de leur propre guerre.

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