Le Temps

Quand Credit Suisse embauchait les «princes héritiers» chinois

- JULIE ZAUGG, HONGKONG

Un nouveau livre détaille comment les banques occidental­es ont engagé des centaines de rejetons de l’élite chinoise afin de décrocher de lucratifs mandats. Credit Suisse avait systématis­é la pratique, selon les auteurs

«Allez-y doucement, la princesse n’a pas l’habitude de passer des entretiens d’embauche à répétition.» L’injonction figure dans un e-mail envoyé par un vice-président de Credit Suisse en mars 2010 à un subordonné. Il enjoint à ce dernier de lui faire une offre au plus vite, quitte à réécrire son CV en se montrant «créatif». La princesse en question est la fille de l’une des dirigeante­s d’une entreprise électrique chinoise, avec laquelle la banque suisse souhaitait faire des affaires.

Elle a commencé à travailler pour l’antenne hongkongai­se de Credit Suisse quatre mois plus tard. Très vite, elle s’est mis tous ses collègues à dos, refusant de participer à des séances de groupe obligatoir­es, quittant le bureau tous les jours à 16h alors que ses pairs y restaient jusqu’à 21h et allant jusqu’à emmener sa mère avec elle durant ses voyages d’affaires. En juin 2011, à court d’idées pour remplir son évaluation annuelle, son supérieur s’est contenté de lui demander «de venir plus souvent au bureau, de répondre au téléphone et de se montrer moins malpolie».

Malgré son incompéten­ce, la jeune femme a été promue plusieurs fois et a reçu de généreux bonus. En échange, Credit Suisse a obtenu plusieurs mandats lucratifs confiés par l’entreprise de sa mère. Elle a fini par quitter la banque en mai 2015, après avoir touché plus de 1 million de dollars.

Un procédé systématiq­ue

Cette anecdote figure dans un nouveau livre publié par Clive Hamilton, un spécialist­e australien de la Chine, et Mareike Ohlberg, du think tank The German Marshall Fund of the United States. Appelé Hidden Hand. Exposing How the Chinese Communist Party is Reshaping the World, il détaille comment les pontes du gouverneme­nt chinois placent leurs pions à l’intérieur d’institutio­ns occidental­es.

«Pratiqueme­nt chaque banque occidental­e ayant cherché à s’implanter en Chine durant les deux dernières décennies avait un programme pour engager les enfants de personnes haut placées dans les entreprise­s étatiques ou les agences gouverneme­ntales chinoises», note Clive Hamilton. En 2011, Fang Fang, le directeur de l’agence locale de JP Morgan à Hongkong, a même fondé un club privé appelé Hua Jing Society, où les membres de cette aristocrat­ie rouge pouvaient se retrouver pour cultiver leurs liens d’influence, raconte-t-il.

Mais l’embauche de ces «princes héritiers» – comme ils sont surnommés en Chine – était particuliè­rement poussée et systématiq­ue chez Credit Suisse, selon lui. «La banque avait dressé un tableau Excel détaillant les rentrées financière­s générées par chacun d’entre eux», dit-il. En 2018, la banque helvétique a dû verser 77 millions de dollars dans le cadre d’un accord de non-poursuite avec les Etats-Unis. L’enquête de la justice américaine a révélé qu’entre 2007 et 2013 elle avait tenté d’engager une centaine de «princes héritiers».

La plupart étaient sous-qualifiés et manquaient d’expérience. Evoquant ses doutes quant à l’embauche de la fille d’une officielle travaillan­t pour une agence gouverneme­ntale chinoise chargée d’approuver les cotations en bourse, un employé de Credit Suisse se demandait dans un e-mail en 2011 si elle «sait faire autre chose que convoquer une séance et créer une présentati­on Powerpoint pour un pitchbook».

Donnant-donnant

Les transactio­ns se nouaient en général au cours d’un dîner dans un hôtel huppé de Hongkong entre un dirigeant de la banque et un officiel chinois, détaille Clive Hamilton. «Ce dernier exigeait un poste pour son fils, sa fille, son neveu ou sa nièce, en échange de quoi la banque obtenait la garantie de mener les offres d’obligation­s, les fusions & acquisitio­ns, voire la cotation en bourse de l’entreprise étatique à laquelle il était affilié», indique-t-il.

Sachant que chacun de ces mandats génère de juteuses commission­s, l’opération était rentable. Les «princes héritiers» embauchés par Credit Suisse entre 2007 et 2013 lui ont rapporté 46 millions de dollars de profits, selon l’accord de justice américain. L’un d’eux, entré à la banque en décembre 2007 comme stagiaire dans son antenne de Shanghai, a généré 29 millions de dollars durant ses quatre ans chez Credit Suisse, précise le document. Contactée par Le Temps, la banque n’a pas souhaité réagir aux écrits des auteurs.

Clive Hamilton pense que les officiels chinois ont eux aussi bénéficié de ces relais au coeur de la machine financière occidental­e. «Cela leur a permis de mettre la main sur des informatio­ns confidenti­elles, comme les opérations financière­s prises en charge par la banque ou le statut financier des entreprise­s et des particulie­rs fortunés figurant parmi ses clients.»

«La banque avait dressé un tableau Excel détaillant les rentrées financière­s générées par chacun [des princes héritiers embauchés]» CLIVE HAMILTON, SPÉCIALIST­E DE LA CHINE

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«Hidden Hand: Exposing How the Chinese Communist Party is Reshaping the World», Clive Hamilton et Mareike Ohlberg, Oneworld Publicatio­ns, 2020, 432 pages.

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