Pinocchio, son nez et ses métamorphoses au château de Saint-Maurice
Après Alice, Petzi et Dracula, le château de Saint-Maurice invite l’illustre pantin toscan pour retracer par l’image, le texte et le jeu la trajectoire d’un personnage insolite profondément enraciné dans l’imaginaire collectif
Depuis 1940, c’est sous le patronage de Walt Disney que les jeunes générations font la connaissance de Pinocchio. D’une indéniable qualité graphique, moralement irréprochable, le dessin animé a le défaut d’édulcorer le conte cruel de Carlo Collodi, d’en gommer certaines bizarreries inquiétantes pour entonner des ritournelles pleines d’espérance.
Directeur de la Fondation du Château de Saint-Maurice, Philippe Duvanel n’est pas plus malin que les autres: c’est sous le regard paternaliste de l’oncle Walt qu’il a découvert Pinocchio, mais aussi dans un livre plus ambigu édité par les Editions Silva. Il s’est senti «attiré par cette histoire singulière et ce personnage semblable à nul autre, attachant parce qu’il est en bois, une matière que j’aime beaucoup. Il diffère des super-héros américains car son unique pouvoir est incontrôlable: son nez s’allonge lorsqu’il ment…»
Sans évincer Disney, l’exposition de Saint-Maurice a pour postulat de revenir aux fondamentaux. D’ailleurs, il y a des bûches entreposées dans les escaliers du château, identiques à celle dans laquelle Geppetto sculpte son enfant. Chacune d’entre elles est sans doute gravide d’une marionnette.
CHEVEUX TURQUOISE
L’Histoire d’une marionnette a été publiée sous forme de feuilleton entre 1881 et 1883 dans le Giornale per i
bambini par Carlo Collodi (1826-1890), fonctionnaire florentin, journaliste satirique, critique musical, auteur de pièces de théâtre et de livres didactiques pour enfants. C’est un récit insolite et baroque mêlant les péripéties du roman d’aventures et la cruauté inhérente aux contes de fées, relevé d’une touche de satire (des juges simiesques siègent au tribunal) et convoquant le bestiaire des fables, dont le Renard et le Chat sont les représentants les plus fameux.
Ces deux gredins velus pendent Pinocchio à un arbre, et le laissent pour mort à la fin du 15e chapitre. Collodi pensait en avoir terminé. Un abondant courrier de lecteurs le pousse à ressusciter le pantin. Revenu d’entre les morts, son héros séjourne encore, tel Jonas, dans le ventre de la baleine. Ces références bibliques participent des mystères symboliques et psychanalytiques d’un livre qu’aucune lecture n’explicitera jamais. Le conte serait un roman d’apprentissage, une «métaphore de l’Italie», un éloge de l’instruction et du travail… Traduit en 260 langues, Pinocchio acquiert le statut de mythe. Le gag du nez qui s’allonge quand on ment est devenu une référence universelle.
«C’est un livre vraiment difficile à comprendre, estime Roberto Benigni, qui l’a porté à l’écran en 2002. Un mélange très mystérieux de réalité et d’étrangeté, avec une critique sociale, de la violence, de la cruauté, une fée aux cheveux turquoise et des animaux qui parlent… Ce livre nous dit que le bonheur n’existe pas. Comme saint François, comme Bouddha, Pinocchio doit connaître la mort, la pauvreté, la faim, la cruauté, la violence pour grandir et devenir humain.» Selon le comédien, Federico Fellini tenait Pinocchio «pour un livre divinatoire, comme le Yi-king. Tous les matins, il l’ouvrait et posait le doigt au hasard pour trouver une réponse»…
CHAPEAU CONIQUE
La publication initiale des Aventures de Pinocchio dans le journal pour les enfants se passe de dessins. Puis les éditeurs demandent à Ugo Fieres de les illustrer. Le dessinateur se heurte sans la résoudre à une inévitable difficulté: la raideur du personnage. Ses vignettes anguleuses ne sont guère enthousiasmantes. La première véritable traduction graphique de Pinocchio est due à Enrico Mazzanti: le chapeau conique, la collerette et la tunique fleurie dont il habille le pantin sont encore référentiels.
Une salle du château propose un aperçu de l’oeuvre en 36 stations correspondant aux 36 chapitres du conte. Chaque panneau de cette formidable invitation à la lecture comporte le titre du chapitre et trois illustrations témoignant de la prodigieuse iconographie que le livre a engendrée. Pinocchio se prête aussi bien à la délicatesse Art nouveau de Luigi et Maria Cavalieri, dans la veine d’Arthur Rackham, qu’au foisonnement cartoonesque de Jacovitti ou à la hargne punk de Winshluss.
Ce galopin de Topor représente Pinocchio à genoux devant une femme, sans doute la Fée bleue, à laquelle il demande pardon. Son long nez de menteur crève la jupe de sa protectrice dans une symbolique indéniablement sexuelle. «Je l’adore, ce pantin, notait l’artiste. C’est le seul personnage littéraire moderne, vrai, actuel avec ses curiosités et ses lâchetés. Ce nez ne vous semble pas un pénis, le symbole de la crise de mâle? Regardez ce Pinocchio, avec son air défait et soumis et son grand nez flasque, en admiration devant la fée.»
Lorenzo Mattotti a signé un Pinocchio magistral en 1991, adapté en dessin animé par Enzo D’Alò en 2013. Ses pastels sensuels, ses décors inspirés par le futurisme, ses couleurs éclatantes lestées de noirs profonds combinent l’innocence de l’enfance et l’angoisse de la mort. «J’ai toujours considéré le livre de Collodi comme un livre d’horreur, explique le dessinateur italien dans
Les Aventures de Pinocchio Carlo Collodi vues par
Lorenzo Mattotti. Pensons seulement à l’épisode dans lequel Pinocchio échappe aux assassins, frappe désespérément à la porte, et se trouve face à la fée qui lui annonce qu’elle est morte et ne lui ouvre pas! […]. Le roman tout entier est au fond la traversée d’un pays peuplé de morts.»
OREILLES D’ÂNE
Philippe Duvanel n’a pas manqué de faire appel aux dessinateurs suisses pour ajouter un chapitre à la longue histoire graphique du burattino. Ils sont 25 à accrocher leurs oeuvres autour d’un pantin géant. Ronald Curchod (qui signe l’affiche de l’exposition) fait un galopin à la langue tirée plutôt qu’au tarin étiré, Zep souligne l’analogie entre le nez du héros et le crayon de ces menteurs de dessinateurs, Thomas Ott oeuvre au noir les émouvantes retrouvailles de Pinocchio et de Geppetto dans le ventre de la baleine, Guznag emmène Marraine Pivert et son filleul au magasin de jouets où le gamin reçoit un pantin pour se faire le bec, Amélie Strobino imagine une planche de réflexologie attribuant les éléments du livre à diverses parties du corps de Pinocchio, Anna Sommer établit la troublante similitude existant entre la marionnette et une maisonnette à oiseaux, Frédérik Peeters brosse un saisissant Pinocchio contemporain, kid de banlieue US dévastée, oreilles d’âne assumées, tatouages et kalachnikov en bandoulière…
Il y a encore des sculptures, des poupées et des marionnettes diverses, d’autant plus troublantes quand il s’agit de succédanés des produits Disney, des extraits de films, de Giulio Antamoro (1911) à Benigni… Et des jeux pour les enfants, praxinoscope, miroir déformant, un peu censurés par la pandémie: l’oesophage de la baleine devait être un praticable, ce n’est plus qu’un décor…