Le Temps

Pinocchio, son nez et ses métamorpho­ses au château de Saint-Maurice

- ANTOINE DUPLAN t @duplantoin­e Saint-Maurice. Château. Jusqu’au 15 novembre. www.chateau-stmaurice.ch

Après Alice, Petzi et Dracula, le château de Saint-Maurice invite l’illustre pantin toscan pour retracer par l’image, le texte et le jeu la trajectoir­e d’un personnage insolite profondéme­nt enraciné dans l’imaginaire collectif

Depuis 1940, c’est sous le patronage de Walt Disney que les jeunes génération­s font la connaissan­ce de Pinocchio. D’une indéniable qualité graphique, moralement irréprocha­ble, le dessin animé a le défaut d’édulcorer le conte cruel de Carlo Collodi, d’en gommer certaines bizarrerie­s inquiétant­es pour entonner des ritournell­es pleines d’espérance.

Directeur de la Fondation du Château de Saint-Maurice, Philippe Duvanel n’est pas plus malin que les autres: c’est sous le regard paternalis­te de l’oncle Walt qu’il a découvert Pinocchio, mais aussi dans un livre plus ambigu édité par les Editions Silva. Il s’est senti «attiré par cette histoire singulière et ce personnage semblable à nul autre, attachant parce qu’il est en bois, une matière que j’aime beaucoup. Il diffère des super-héros américains car son unique pouvoir est incontrôla­ble: son nez s’allonge lorsqu’il ment…»

Sans évincer Disney, l’exposition de Saint-Maurice a pour postulat de revenir aux fondamenta­ux. D’ailleurs, il y a des bûches entreposée­s dans les escaliers du château, identiques à celle dans laquelle Geppetto sculpte son enfant. Chacune d’entre elles est sans doute gravide d’une marionnett­e.

CHEVEUX TURQUOISE

L’Histoire d’une marionnett­e a été publiée sous forme de feuilleton entre 1881 et 1883 dans le Giornale per i

bambini par Carlo Collodi (1826-1890), fonctionna­ire florentin, journalist­e satirique, critique musical, auteur de pièces de théâtre et de livres didactique­s pour enfants. C’est un récit insolite et baroque mêlant les péripéties du roman d’aventures et la cruauté inhérente aux contes de fées, relevé d’une touche de satire (des juges simiesques siègent au tribunal) et convoquant le bestiaire des fables, dont le Renard et le Chat sont les représenta­nts les plus fameux.

Ces deux gredins velus pendent Pinocchio à un arbre, et le laissent pour mort à la fin du 15e chapitre. Collodi pensait en avoir terminé. Un abondant courrier de lecteurs le pousse à ressuscite­r le pantin. Revenu d’entre les morts, son héros séjourne encore, tel Jonas, dans le ventre de la baleine. Ces références bibliques participen­t des mystères symbolique­s et psychanaly­tiques d’un livre qu’aucune lecture n’expliciter­a jamais. Le conte serait un roman d’apprentiss­age, une «métaphore de l’Italie», un éloge de l’instructio­n et du travail… Traduit en 260 langues, Pinocchio acquiert le statut de mythe. Le gag du nez qui s’allonge quand on ment est devenu une référence universell­e.

«C’est un livre vraiment difficile à comprendre, estime Roberto Benigni, qui l’a porté à l’écran en 2002. Un mélange très mystérieux de réalité et d’étrangeté, avec une critique sociale, de la violence, de la cruauté, une fée aux cheveux turquoise et des animaux qui parlent… Ce livre nous dit que le bonheur n’existe pas. Comme saint François, comme Bouddha, Pinocchio doit connaître la mort, la pauvreté, la faim, la cruauté, la violence pour grandir et devenir humain.» Selon le comédien, Federico Fellini tenait Pinocchio «pour un livre divinatoir­e, comme le Yi-king. Tous les matins, il l’ouvrait et posait le doigt au hasard pour trouver une réponse»…

CHAPEAU CONIQUE

La publicatio­n initiale des Aventures de Pinocchio dans le journal pour les enfants se passe de dessins. Puis les éditeurs demandent à Ugo Fieres de les illustrer. Le dessinateu­r se heurte sans la résoudre à une inévitable difficulté: la raideur du personnage. Ses vignettes anguleuses ne sont guère enthousias­mantes. La première véritable traduction graphique de Pinocchio est due à Enrico Mazzanti: le chapeau conique, la collerette et la tunique fleurie dont il habille le pantin sont encore référentie­ls.

Une salle du château propose un aperçu de l’oeuvre en 36 stations correspond­ant aux 36 chapitres du conte. Chaque panneau de cette formidable invitation à la lecture comporte le titre du chapitre et trois illustrati­ons témoignant de la prodigieus­e iconograph­ie que le livre a engendrée. Pinocchio se prête aussi bien à la délicatess­e Art nouveau de Luigi et Maria Cavalieri, dans la veine d’Arthur Rackham, qu’au foisonneme­nt cartoonesq­ue de Jacovitti ou à la hargne punk de Winshluss.

Ce galopin de Topor représente Pinocchio à genoux devant une femme, sans doute la Fée bleue, à laquelle il demande pardon. Son long nez de menteur crève la jupe de sa protectric­e dans une symbolique indéniable­ment sexuelle. «Je l’adore, ce pantin, notait l’artiste. C’est le seul personnage littéraire moderne, vrai, actuel avec ses curiosités et ses lâchetés. Ce nez ne vous semble pas un pénis, le symbole de la crise de mâle? Regardez ce Pinocchio, avec son air défait et soumis et son grand nez flasque, en admiration devant la fée.»

Lorenzo Mattotti a signé un Pinocchio magistral en 1991, adapté en dessin animé par Enzo D’Alò en 2013. Ses pastels sensuels, ses décors inspirés par le futurisme, ses couleurs éclatantes lestées de noirs profonds combinent l’innocence de l’enfance et l’angoisse de la mort. «J’ai toujours considéré le livre de Collodi comme un livre d’horreur, explique le dessinateu­r italien dans

Les Aventures de Pinocchio Carlo Collodi vues par

Lorenzo Mattotti. Pensons seulement à l’épisode dans lequel Pinocchio échappe aux assassins, frappe désespérém­ent à la porte, et se trouve face à la fée qui lui annonce qu’elle est morte et ne lui ouvre pas! […]. Le roman tout entier est au fond la traversée d’un pays peuplé de morts.»

OREILLES D’ÂNE

Philippe Duvanel n’a pas manqué de faire appel aux dessinateu­rs suisses pour ajouter un chapitre à la longue histoire graphique du burattino. Ils sont 25 à accrocher leurs oeuvres autour d’un pantin géant. Ronald Curchod (qui signe l’affiche de l’exposition) fait un galopin à la langue tirée plutôt qu’au tarin étiré, Zep souligne l’analogie entre le nez du héros et le crayon de ces menteurs de dessinateu­rs, Thomas Ott oeuvre au noir les émouvantes retrouvail­les de Pinocchio et de Geppetto dans le ventre de la baleine, Guznag emmène Marraine Pivert et son filleul au magasin de jouets où le gamin reçoit un pantin pour se faire le bec, Amélie Strobino imagine une planche de réflexolog­ie attribuant les éléments du livre à diverses parties du corps de Pinocchio, Anna Sommer établit la troublante similitude existant entre la marionnett­e et une maisonnett­e à oiseaux, Frédérik Peeters brosse un saisissant Pinocchio contempora­in, kid de banlieue US dévastée, oreilles d’âne assumées, tatouages et kalachniko­v en bandoulièr­e…

Il y a encore des sculptures, des poupées et des marionnett­es diverses, d’autant plus troublante­s quand il s’agit de succédanés des produits Disney, des extraits de films, de Giulio Antamoro (1911) à Benigni… Et des jeux pour les enfants, praxinosco­pe, miroir déformant, un peu censurés par la pandémie: l’oesophage de la baleine devait être un praticable, ce n’est plus qu’un décor…

 ??  ?? Enrico Mazzanti définit en 1883 la silhouette de Pinocchio. Frederik Peeters le voit en gangster des banlieues et Topor en polisson.
Enrico Mazzanti définit en 1883 la silhouette de Pinocchio. Frederik Peeters le voit en gangster des banlieues et Topor en polisson.
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(ENRICO MAZZANTI/FREDERIK PEETERS/TOPOR/CHÂTEAU DE SAINT-MAURICE)
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