Le Temps

La Chine, paradis en trompel’oeil des jeunes mannequins d’Europe de l’Est

- JULIE ZAUGG

La Chine abrite des milliers de mannequins en provenance d’Europe de l’Est. Prisées pour leur peau de porcelaine et leurs traits occidentau­x, elles servent de chair à canon pour alimenter les sites d’e-commerce

Nika n'est pas contente. On lui a fait revêtir une salopette rouge et porter des couettes qui lui donnent l'air d'une fillette de 12 ans. Et l'équipe de production veut qu'elle fasse une chorégraph­ie avec un déhancheme­nt suggestif qui ne lui plaît pas du tout. Après plusieurs minutes de discussion animée, elle finit par se plier à la volonté générale. La maquilleus­e retouche son rouge à lèvres et elle prend place devant un panneau blanc orné d'une bannière «Bonne année!» en lettres dorées scotchées à la va-vite.

La caméra tourne. Elle agite les bras en l'air et se dandine sur fond de pop chinoise, en mimant les paroles. Cela dure moins de dix secondes. En trois prises, l'affaire est dans la boîte. «C'est une danse de bonne fortune, pour le Nouvel An chinois», glisse-t-elle. Elle sera diffusée sur Douyin, la version locale du portail de vidéos TikTok.

SEPT JOURS SUR SEPT

Veronika Katerynchu­k, de son vrai nom, est l'un des nombreux mannequins étrangers qui oeuvrent dans les grandes métropoles chinoises. Arrivée dans le pays il y a cinq ans, à l'âge de 16 ans, la jeune femme, à moitié russe et à moitié ukrainienn­e, fuyait la guerre en Crimée. Elle a rapidement trouvé du travail, à Hangzhou puis à Shenzhen. Elle baragouine aujourd'hui le chinois et multiplie les shootings. «A certaines périodes, je travaille sept jours sur sept et ne dors que quelques heures par nuit, ditelle. En Ukraine, j'étais enrôlée dans une école de danse classique, alors j'ai l'habitude de travailler dur.»

La plupart de ces modèles n'effectuent que de courts séjours en Chine. «Il y a trois ans, le gouverneme­nt a créé un nouveau type de visa pour les artistes, appelé Z, qui permet aux mannequins étrangers de séjourner et de travailler dans le pays durant trois mois au maximum», détaille Emily Zou, une Sichuanais­e au look pointu qui a fondé l'agence Chic Face Models à Guangzhou en 2016. Cela a créé un appel d'air. «Guangzhou, Shanghai et Pékin, les trois principaux hubs pour la mode, comptent désormais 1000 mannequins étrangers chacun, souligne Safin Wong, le patron de Ustyle Models, l'agence qui emploie Nika. Shenzhen en a une centaine.» La majorité de ces jeunes femmes vient d'Europe de l'Est – de Russie, d'Ukraine, de Moldavie, du Kazakhstan et de Biélorussi­e notamment. Une poignée est originaire du Brésil.

IDÉAL OCCIDENTAL

La plupart sont en début de carrière. «Il y a beaucoup de travail en Chine, note Sara Liu, qui dirige l'agence BYS à Shanghai. Il s'agit d'un bon endroit pour se créer un solide portefeuil­le de photos qui pourront ensuite leur servir à décrocher des contrats en Europe ou aux Etats-Unis.»

Ces jeunes femmes servent surtout à alimenter l'industrie de l'e-commerce, qui est en plein boom en Chine. «Plus de 90% du travail consiste à participer à des shootings photos pour les magasins en ligne des marques de mode chinoises sur les portails Tmall, Taobao et JD.com», détaille Emily Zou.

Cela permet de regrouper en un seul endroit la fabricatio­n des vêtements et leur marketing. Le delta de la rivière des perles – qui abrite Guangzhou et Shenzhen – héberge en effet des centaines d'usines de prêt-à-porter et de lingerie. Chic Face Models vient d'ouvrir aussi une antenne à Xiamen, dans le Fujian, car il s'agit du centre de production mondial des baskets. L'agence prévoit d'en inaugurer une autre à Hangzhou, où se trouve le quartier général d'Alibaba, la firme à l'origine de Tmall et de Taobao.

«La plupart des marques de mode chinoises organisent au moins un shooting par semaine, afin d'adapter en temps réel les collection­s présentées en ligne en fonction des ventes de la semaine précédente», explique Safin Wong. La frénésie atteint son pic durant les trois mois avant Singles Day, une sorte de Black Friday à la chinoise qui a lieu le 11 novembre.

Si les visages blancs sont tant appréciés en Chine, c'est qu'ils permettent à une maison de se démarquer par rapport à ses pairs. «En adoptant un nom avec des consonance­s anglophone­s et en choisissan­t des mannequins occidentau­x pour porter ses vêtements, une maison de mode peut espérer se faire passer pour une marque étrangère, explique Jaehee Jung, une experte de l'industrie chinoise de la mode à l'Université du Delaware. En achetant ses produits, le consommate­ur a l'impression de se payer une tranche de vie à l'occidental­e.»

Mais cette fascinatio­n pour les mannequins étrangers a aussi des racines plus profondes. «En Chine, les idéaux de beauté sont largement inspirés de l'Occident, poursuit-elle. Les femmes rêvent de grands yeux, de longs nez fins, de mentons pointus et de pommettes hautes, des attributs qu'on retrouve rarement sur les visages asiatiques.»

Elles aiment aussi les peaux claires. «Les tons foncés sont associés à la pauvreté et au travail dans les champs», note Brenda Alegre, une sociologue de l'Université de Hongkong. Les mannequins d'Europe de l'Est, avec leurs cheveux blonds, leurs yeux bleus et leur teint de porcelaine, correspond­ent parfaiteme­nt à ces idéaux de beauté.

PAYÉES À L’HEURE

Pourtant, le quotidien de ces jeunes femmes n'est guère glamour. «Nous sommes payées à l'heure, pas à la journée comme en Europe, et les marques cherchent donc à nous utiliser au maximum, décrit Sofia Levytska, une Ukrainienn­e de 20 ans qui en est à son quatrième séjour dans l'Empire du Milieu. Certains jours, nous devons essayer 100 ou 200 looks.» Chaque assemblage de vêtements donne lieu à une trentaine de prises de vues et les cinq meilleures sont postées en ligne.

«Nous n'avons pas le temps de prendre une pause ou de nous mettre dans l'ambiance, tout doit aller vite, vite, vite», glisse la jeune femme, qui se fait appeler Shinya en Chine. Les journées de travail peuvent atteindre quinze heures. A cela s'ajoutent les castings que les mannequins doivent courir pour décrocher leur prochain job. Car elles sont payées au prorata de leur popularité. Les clients déboursent entre 1000 et 2000 yuans (140 à 280 francs) par heure pour un mannequin étranger. L'agence chinoise garde 40% de cette somme et l'agence mère dans leur pays d'origine prend une commission de 10%. Le mannequin touche le reste.

«Certaines filles travaillen­t trente jours par mois, ce qui leur permet de gagner une petite fortune; d'autres n'obtiennent pas un seul contrat durant leurs trois mois en Chine et repartent les poches vides», raconte Sofia Levytska. Elle dit travailler trois ou quatre jours par semaine. Les meilleures peuvent se faire jusqu'à 15 000 dollars par mois mais la moyenne oscille plutôt autour de 1500 dollars. Cela en vaut néanmoins la peine pour ces jeunes femmes venant de pays à l'économie sinistrée. «La plupart de nos mannequins font vivre toute leur famille avec l'argent touché en Chine», dit Emily Zou.

Pour compléter leurs revenus, certaines se font engager comme danseuses dans des boîtes de nuit. D'autres rejoignent des agences qui les «louent» comme figurantes pour un mariage ou une inaugurati­on de projet immobilier. «Durant ces événements, l'alcool coule à flots, note Julianna Mucsi, une Hongroise qui a créé une agence à Shanghai. Certaines de ces jeunes filles perdent pied.» C'est ce qui est arrivé à Vlada Dzyuba, une mannequin russe de 14 ans décédée en 2016 à Shanghai d'une septicémie après avoir brûlé la chandelle par les deux bouts.

Soucieuse d'échapper à ce sort, Nika a commencé il y a quelques mois à réaliser de courtes vidéos diffusées sur Douyin. Elle a 3,9 millions de followers, ce qui en a fait une mini-célébrité dans l'Empire du Milieu. «Des marques nous approchent désormais pour nous demander de faire figurer leurs produits dans ses vidéos», glisse Safin Wong. La jeune femme en a récemment consacré une à l'iPhone 11. Elle en a aussi fait pour des marques de bières et de voitures.

«Nos mannequins font vivre toute leur famille»

EMILY ZOU, FONDATRICE DE L’AGENCE CHIC FACE MODELS

 ?? (JULIE ZAUGG POUR LE TEMPS) ?? Veronika Katerynchu­k, alias Nika, vit en Chine depuis cinq ans. Elle multiplie les shootings pour les sites des marques de mode chinoises. Depuis peu, elle produit de courtes vidéos pour Douyin, la version locale de TikTok.
(JULIE ZAUGG POUR LE TEMPS) Veronika Katerynchu­k, alias Nika, vit en Chine depuis cinq ans. Elle multiplie les shootings pour les sites des marques de mode chinoises. Depuis peu, elle produit de courtes vidéos pour Douyin, la version locale de TikTok.
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