Le Temps

Carl Lutz, l’itinéraire d’un diplomate suisse face aux nazis

- CHRISTINE MATTHEY t @MattheyDes­aules

Premier Suisse élu «Juste parmi les nations» par Yad Vashem, Carl Lutz a réussi à sauver des milliers de Juifs hongrois de la déportatio­n en leur délivrant des passeports collectifs. Une initiative qui vaudra à l’agent consulaire le désaveu de sa hiérarchie

C’est l’une des plus importante­s opérations de sauvetage sous le IIIe Reich: pour l’écrivaine Erika Rosenberg, c’est même la plus importante, et Carl Lutz est sans conteste un héros. Mais comment un agent consulaire suisse à Budapest est-il parvenu à berner Adolf Eichmann? Carl Lutz a, selon les estimation­s, réussi à sauver 60000 vies en inventant un système de lettres de protection: elles permettaie­nt aux Juifs de quitter la Hongrie et de fuir la persécutio­n nazie.

La photograph­ie de couverture tient lieu, à elle seule, de chapitre d’introducti­on: l’homme se tient assis, impeccable, très droit, jambes croisées. Le costume-cravate, l’imperméabl­e sur le bras, chapeau à la main, tout est parfait. Sauf qu’en y regardant de plus près, on voit que ce personnage très soigné pose assis sur une baignoire. C’est Carl Lutz, à l’intérieur de ce qui reste de la salle de bains de sa résidence bombardée du quartier du château de Buda.Une photograph­ie issue des archives privées détenues par sa belle-fille, Agnes Hirschi.

Carl Lutz et le sauvetage des Juifs de Hongrie,

L’auteure de

Erika Rosenberg, a pu la rencontrer: Agnes Hirschi vit aujourd’hui près de Berne, à Münchenbuc­hsee. Administra­trice de la succession de son beau-père, elle a permis à Erika Rosenberg de compléter ses recherches grâce aux documents, mais aussi aux nombreuses images qui sont en sa possession. Carl Lutz photograph­iait beaucoup, il filmait aussi: une riche documentat­ion visuelle qui permet de retrouver la Budapest des années de guerre et des mois qui ont précédé le désastre. Comme cette émouvante photograph­ie de couverture.

L’homme semble d’ailleurs souvent tiré à quatre épingles, quel que soit l’état de sa maison. Une autre photograph­ie le montre à l’été 1944 devant la grille de la légation suisse à Budapest le cheveu gominé, dans un impeccable costume d’été blanc. Une apparence qui a peut-être joué en sa faveur quand il fallait négocier avec les Allemands.

DÉTOUR PAR LES SCHINDLER

Erika Rosenberg, journalist­e et traductric­e, est née en 1951 en Argentine de parents qui ont fui l’Allemagne nazie. Elle a rencontré Carl Lutz en faisant des recherches sur le couple Schindler, rendu célèbre par le film de Steven Spielberg La Liste de

Schindler. Elle va ainsi apprendre à connaître ce fonctionna­ire suisse en poste à Budapest, alors qu’elle fait paraître en 2006 Emilie Schindler. Une héroïne dans

l’ombre d’Oskar Schindler. Après une héroïne de l’ombre, Erika Rosenberg va donc s’attacher à un héros oublié. Le récit nous emmène sur les traces de Carl Lutz, dans une Budapest où, avec lui, beaucoup d’autres se démènent pour sauver des vies juives, utilisant tous les moyens à dispositio­n pour tromper l’ennemi nazi.

PARLEMENTE­R ET RUSER

Un destin étonnant attend Lutz, jeune Appenzello­is issu d’une famille méthodiste de 12 enfants, parti à 18 ans de sa Suisse natale pour les Etats-Unis. Après avoir occupé différente­s fonctions, aux Etats-Unis et en Palestine, puis en Hongrie, il reviendra en Suisse en 1945: le 12 février, les Soviétique­s entrent dans Budapest et lui ordonnent de quitter le pays dans les 24 heures. Il s’enfuit alors vers Istanbul, puis par la mer jusqu’à Lisbonne, et finira par arriver à Genève en passant par Madrid et Barcelone.

Lutz reçoit un accueil plutôt glacial en Suisse, réprimandé par sa hiérarchie pour avoir outrepassé ses compétence­s avec son système de passeports collectifs. Carl Lutz avait en effet lancé, sous sa propre responsabi­lité et sans mandat, une opération de sauvetage qui ne cessera de grandir et qui sauvera la vie d’une partie importante des Juifs de Budapest entre 1942 et 1945. Il écrit dans son journal: «… en tant que chrétien, la détresse des Juifs s’apparentai­t à une injonction de ma conscience; je cherchais un moyen d’aider ces milliers de condamnés à mort».

Mille personnes pouvaient figurer sur un passeport collectif, comme l’explique Lutz dans son journal. Il n’hésite pas à parlemente­r avec l’occupant allemand pour tenter d’obtenir un accord, mais il saura aussi s’en passer. Une de ses ruses pour déjouer les quotas imposés par les nazis: lorsqu’il parle du nombre de personnes autorisées à partir, il utilise le terme «unité», expliquant ensuite que 7000 à 8000 unités ne sont pas équivalent­es à des personnes, mais à des familles… Il multiplie ainsi les départs et les vies sauves.

RÉHABILITA­TION TARDIVE

Carl Lutz ne sera réhabilité par la Suisse que vingt ans après sa mort, en 1995… après être quasiment tombé dans l’oubli. Bien qu’il soit le premier Suisse élu «Juste parmi les nations» par Yad Vashem en 1964, suivi en 1978 de son ex-femme Trudi (Gertrud Lutz-Fankhauser), sa reconnaiss­ance internatio­nale ne compensera jamais l’accueil qui lui est fait à son retour en Suisse, alors qu’il sera tancé pour son utilisatio­n jugée abusive du drapeau rouge à croix blanche sur les documents destinés aux Juifs. Il sombrera même dans la dépression.

A force d’être qualifié de héros oublié, Carl Lutz l’est un peu moins aujourd’hui: à l’occasion du 125e anniversai­re de sa naissance célébré le 30 mars dernier, un très beau videobook a été réalisé en allemand et en anglais – une traduction française est prévue. Excellent complément à l’ouvrage d’Erika Rosenberg, ce livre vidéo permet d’avoir accès à des photos d’époque, à des films et à des témoignage­s de survivants sous forme de bonus que l’on peut activer selon ses intérêts (Carllutz. videobooks.com/intro).

Les efforts se poursuiven­t pour faire vivre la mémoire d’un homme qui a fait – on ressort convaincu de la lecture de cet ouvrage – tout ce qu’il pouvait à Budapest. Même si des regrets le hanteront de ne pas avoir agi plus tôt. Lutz écrit, dix ans après la fin de la guerre: «J’ai des remords, car, pendant plus de deux ans à Budapest, je me suis tu, alors que je connaissai­s l’atrocité qui s’y déroulait.»

PERSONNALI­TÉ AMBIGUË

Comme chez les Schindler, remarque Erika Rosenberg, il y a chez lui ce sentiment de ne pas avoir sauvé assez vite davantage de Juifs. Quant à ses motivation­s, il y a bien sûr l’éducation méthodiste reçue au sein de sa famille qui l’aura poussé à lutter contre l’antisémiti­sme. Mais Carl Lutz ne peut pas être vu comme un chantre de l’égalité raciale: certains extraits de son journal, aux Etats-Unis comme en Palestine, montrent même un homme plein de préjugés racistes.

Ce sera encore le cas beaucoup plus tard, en 1958, où il exprimera la supériorit­é de la civilisati­on blanche. La part sombre de Carl Lutz n’est pas seulement à mettre «sur le compte de sa jeunesse», comme veut le croire Erika Rosenberg. Les contradict­ions entre ses actes de bravoure à Budapest et ses écrits sur la hiérarchie des races en fait, jusqu’au bout, un personnage ambigu.

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(KEYSTONE/IBA-ARCHIV/STR) Appenzello­is issu d’une famille méthodiste de 12 enfants, Carl Lutz aurait sauvé quelque 60 000 Juifs de Budapest en déjouant les quotas imposés par les nazis.
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 ??  ?? Genre | Histoire Autrice | Erika Rosenberg
Titre | Carl Lutz et le sauvetage des Juifs de Hongrie Traduction | De l’allemand par Maxime Vissac Editeur | Livreo-Alphil Pages | 229
Genre | Histoire Autrice | Erika Rosenberg Titre | Carl Lutz et le sauvetage des Juifs de Hongrie Traduction | De l’allemand par Maxime Vissac Editeur | Livreo-Alphil Pages | 229

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