Le Temps

A Madrid, bras de fer pour un Gauguin

Carmen Cervera est à l’origine du départ de la collection Thyssen-Bornemisza de Lugano. Aujourd’hui, les Espagnols la soupçonnen­t de vouloir vendre les joyaux de sa collection installée à Madrid

- LUIS LEMA @luislema

La baronne von Thyssen-Bornemisza de Kaszon avait fait transférer sa collection de Lugano en Espagne. Aujourd’hui, Madrid la soupçonne de vouloir en vendre les joyaux. Dont le «Mata Mua» de Gauguin, qu’elle a fait déplacer en Andorre.

Foi de baronne: «Les impôts (en Suisse) ont été bestiaux.» C’est bien simple, Carmen Cervera, baronne von Thyssen-Bornemisza de Kaszon, qui possède la nationalit­é suisse, a dû payer «une fortune» au fisc, après qu’elle a vendu, au terme d’une interminab­le saga, la Villa Favorita, au bord du lac de Lugano, pour 87 millions de francs. La vente date d’il y a quelques années déjà. Mais la baronne n’en démord pas. C’est, entre autres, la voracité du fisc qu’elle met en avant à l’heure d’expliquer la décision qui a mis en émoi l’Espagne culturelle et politique: faire sortir d’Espagne, presque en catimini, le très célèbre Mata Mua de Paul Gauguin et, peut-être, le vendre à l’étranger. Car la baronne le répète souvent: elle est «à court de liquidités».

Carmen Cervera, 77 ans, a longtemps été une héroïne dans son pays. Miss Espagne en 1961, cette fille d’un mécanicien de motos catalan et d’une femme au foyer castillane a été l’objet de milliers de pages dans les revues «roses» espagnoles. En 1965, elle se marie une première fois, à Genève, avec l’acteur Lex Barker, l’un des interprète­s de Tarzan – c’est à cette époque qu’elle obtient le passeport suisse.

L’heure de gloire

Mais la vraie heure de gloire viendra un quart de siècle plus tard. Devenue l’épouse du baron Hans Heinrich Thyssen-Bornemisza, celle que les Espagnols appellent affectueus­ement «Tita» convainc son mari d’installer à Madrid sa fabuleuse collection d’oeuvres d’art, considérée comme la plus importante détenue par un particulie­r, à l’exception de la reine d’Angleterre. Le marché est conclu pour 350 millions de dollars, une aubaine pour l’Espagne. Contre l’avis de l’architecte, «Tita» choisit des sols en marbre et une peinture saumon pour mettre en valeur certaines oeuvres dans le palais de Villahermo­sa. A Lugano, où étaient jusque-là (mal) exposés les joyaux de la collection, il ne reste aux responsabl­es suisses que les yeux pour pleurer.

Si l’Espagne devient ainsi propriétai­re des 775 oeuvres de la collection Thyssen-Bornemisza, l’histoire n’est pas finie pour Carmen Cervera, à qui son pays d’origine ne peut plus rien refuser. Pour abriter quelque 250 peintures qui font partie de la collection particuliè­re de la baronne, l’Etat espagnol achète et rénove deux palais supplément­aires, proches de Villahermo­sa, pour un coût de 38 millions d’euros. A l’époque, déjà, cette opération fait grincer quelques dents. Dont celles de l’historien de l’art et éphémère directeur du musée du Prado Francisco Calvo Serraller, pour qui l’Etat espagnol vient ainsi de mettre à la dispositio­n de Carmen Cervera «une plateforme pour mieux vendre ses oeuvres aux enchères dans le marché internatio­nal».

C’est là que commence une saga qui a mis à vif les nerfs d’au moins une dizaine de ministres espagnols de la Culture. Dès l’année 2005, Madrid lance les démarches pour tenter d’acquérir la collection. La baronne jure ses grands dieux qu’il n’est pas question de déplacer ses oeuvres ailleurs. Mais elle entend garder ses droits et s’emploie au contraire à négocier le montant d’une location qui, bon an mal an, devrait selon elle avoisiner les 7, voire 9 millions d’euros. C’est, argumente-t-elle, ce que sa collection fait gagner à l’Espagne en termes d’afflux touristiqu­e.

La baronne le répète souvent: elle est «à court de liquidités»

En un lustre, cette négociatio­n a connu au moins 16 rounds distincts, toujours proches de la rupture. Il n’est pas rare que, lorsqu’elle assistait personnell­ement aux discussion­s, la baronne vienne avec l’une de ses Rolls-Royce, que son chauffeur garait dans la cour du ministère. Et Carmen Cervera n’hésite pas à mettre ses menaces à exécution, comme en 2012, quand elle a retiré un autre joyau de sa collection, L’Ecluse de John Constable (1824), et l’a vendu aux enchères à Londres pour près de 28 millions d’euros.

Angeles Gonzalez-Sinde est l’une de ces ministres de la Culture qui fut à deux doigts de trouver un accord définitif avec la baronne dans les années 2010. Mais au dernier moment, celle-ci recula, a-telle expliqué à l’agence de presse espagnole EFE. «C’est sa pratique habituelle, semble-t-il. Cette sorte de chantage permanent n’a pas d’équivalent.»

Coup de tonnerre

Le coup de tonnerre a eu lieu le 8 juin dernier. Ce jour-là, alors que le musée Thyssen s’apprête à rouvrir après la fermeture causée par la pandémie, une voiture blindée, escortée d’hommes armés de fusils-mitrailleu­rs, quitte l’enceinte de Villahermo­sa. A son bord, le Mata Mua («Autrefois») de Paul Gauguin, parti vers une destinatio­n inconnue, qui ne tardera pas cependant à être révélée: c’est Andorre, où la baronne a acheté deux luxueux appartemen­ts après la vente de la Villa Favorita de Lugano. Carmen Cervera y a aussi ouvert un musée, le musée Carmen Thyssen. Au téléphone, une porte-parole confirme: «Le tableau est bien arrivé, et il sera visible pour le public à partir du 1er juillet.» Pour combien de temps? Silence un peu gêné: «Nul ne le sait encore…»

Le gouverneme­nt espagnol a été contraint de le reconnaîtr­e: en tant que propriétai­re des oeuvres, la baronne est en droit d’en disposer comme bon lui semble. Mais chacun en est persuadé, la «disparitio­n» du chef-d’oeuvre de Gauguin est sans doute une manière d’accentuer la pression sur Madrid afin d’obtenir de meilleures conditions. Alors que le premier ministre socialiste, Pedro Sanchez, s’est allié au parti d’extrême gauche Podemos, la lutte est aussi politique. Carmen Cervera s’est elle-même entourée d’avocats qui se trouvent être… d’anciens ministres du Parti populaire (droite). Alors que l’Espagne a été très durement frappée par le Covid-19, comme elle l’avait été auparavant par la crise économique de 2008, les temps sont trop incertains pour justifier d’éventuelle­s largesses envers une baronne, aussi populaire soit-elle.

L’exemple bâlois

En réalité, les craintes des responsabl­es de la Culture sont d’autant plus grandes que, au-delà du sort de Mata Mua, trois autres tableaux ont été exclus des négociatio­ns par les avocats de Carmen Cervera. Il s’agit d’un Degas (Course de chevaux dans un paysage), d’un Monet (Le Pont de Charing Cross) et d’un Hopper (The «Martha McKeen» of Wellfleet). Ce dernier est d’ailleurs exposé actuelleme­nt à Bâle par la Fondation Beyeler.

Les toiles de Gauguin et de Hopper retrouvero­nt-elles un jour le chemin de l’Espagne? Le parallèle est frappant: pendant des décennies, le Kunstmuseu­m de Bâle jouissait du prêt d’une autre oeuvre de Gauguin, Nafea faa ipoipo? («Quand te maries-tu?»). «Au point, note un responsabl­e, que les Bâlois pensaient qu’il faisait partie de la famille.» Pourtant, le tableau a été vendu aux enchères par son propriétai­re en 2015. Son prix? Presque 300 millions de dollars, alignés par l’émir du Qatar, qui en a fait le tableau le plus cher du monde. Or les deux tableaux de Gauguin correspond­ent à la même période tahitienne du maître et sont grosso modo comparable­s. Jusqu’ici, Mata Mua était estimé à 40 millions de dollars. Un montant aujourd’hui clairement dépassé, et qui était déjà bien au-delà des capacités de l’Espagne.

Pour abriter quelque 250 peintures, l’Etat espagnol achète et rénove deux palais

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(FINE ART IMAGES/HERITAGE IMAGES/GETTY IMAGES/PROLITTERI­S)
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(PIERRE-PHILIPPE MARCOU/AFP) La baronne Carmen Thyssen-Bornemisza. Selon une ancienne ministre espagnole de la Culture, la femme d’affaires a pris l’habitude de jouer avec les nerfs de ses interlocut­eurs en revenant régulièrem­ent sur ses propos.

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