Le Temps

Cinq mille communes qui vont dire la France

Pour la troisième fois, le candidat du Rassemblem­ent national Louis Aliot va tenter, dimanche, d’emporter la mairie de Perpignan. Son pari? Faire oublier son parti et Marine Le Pen, dont il a été le compagnon et reste le bras droit

- RICHARD WERLY @LTwerly

En France comme ailleurs, les élections municipale­s – c’est une évidence – ne se jouent pas sur des considérat­ions nationales. La personnali­sation du scrutin, le bilan des maires sortants, mais aussi, dans le cas français, les liens complexes entre métropoles et communauté d’agglomérat­ions, communes rurales et intercommu­nalités, voire les votes par arrondisse­ment (à Paris, Lyon ou Marseille) imposent au pouvoir exécutif d’être prudent sur les leçons à en tirer.

Il n’empêche, Emmanuel Macron considérer­a bien, dimanche soir, que la dernière manche de sa présidence est engagée. C’est pour cela que lui et son premier ministre, Edouard Philippe, ont avalisé l’idée d’un second tour maintenant, malgré les risques liés au coronaviru­s, plutôt que la tenue de deux tours en septembre, voire en janvier 2021. D’autant que le chef du gouverneme­nt, candidat à la mairie du Havre, verra lui-même son avenir impacté par les urnes.

Attention, donc, à bien écouter le message que les 4797 collectivi­tés appelées à voter au second tour (dont 47 villes de plus de 100000 habitants), sur environ 35000 communes, vont formuler pour la France, alors que les commission­s parlementa­ires sur la gestion de la crise entament leurs auditions, et que l’épidémiolo­giste suisse Didier Pittet va présider une «mission indépendan­te nationale d’évaluation». Une poussée écologiste municipale, surtout dans les grandes villes, serait par exemple un signal à ne pas ignorer. La résistance des fronts de gauche locaux face aux alliances, fréquentes, entre candidats de la majorité présidenti­elle et ceux de la droite traditionn­elle donnera aussi une idée de l’échiquier politique dans cette ère de quasi-disparitio­n du Parti socialiste. Quid, enfin, de l’enracineme­nt local de l’extrême droite, confirmée au premier tour dans ses bastions?

Ces élections atypiques, interrompu­es et «percutées» par l’épidémie, vont dresser le portrait de la France que le président s’est engagé, le 14 juin, à consulter davantage, en rapprochan­t l’Etat de sa base: celle du terrain. Un remaniemen­t gouverneme­ntal devrait suivre. Soit. Mais le message vaudra surtout pour le chef de l’Etat. A lui, après ce test municipal, de calibrer son action future pour s’assurer que le cap des réformes, qu’il désire à juste titre incarner, est compatible avec l’état du pays. Et de démontrer qu’il peut remettre celui-ci «en marche» sur le plan économique sans relancer les colères et les affronteme­nts qui, jusque-là, ont malheureus­ement scandé sa présidence.

Quid de l’enracineme­nt local de l’extrême droite?

Le rabbin Morde’hai Pevzner préfère parler de Genève que de politique. Son oncle, basé sur les bords du Léman, l’informe régulièrem­ent sur la communauté Loubavitch de Suisse. Difficile, pourtant, d’éluder le sujet. Quelques minutes plus tôt, le religieux nous a succédé, de bon matin, à la table de Louis Aliot, sur l’une des terrasses de café de la place Arago.

Perpignan, 120000 habitants, sera ce dimanche dans le viseur des médias français et internatio­naux. S’il accède enfin à la mairie, à sa troisième tentative, l’actuel député Rassemblem­ent national (RN) des Pyrénées-Orientales aura brisé le «plafond de verre» contre lequel bute, dans les grandes métropoles et au niveau national, le parti fondé en 1971 par Jean-Marie Le Pen, puis rebaptisé par sa fille Marine après son échec présidenti­el de 2017. Morde’hai Pevzner, venu échanger avec le candidat, n’entend donc pas s’exprimer sur le scrutin. Seule concession: «Perpignan a besoin de renouveau. Les commerces de centre-ville meurent. Il faut un élan. Quelle que soit leur religion, les Perpignana­is ressentent ce besoin d’un nouvel horizon.»

Un chaudron propice aux passions

L’avocat Louis Aliot, 50 ans, Toulousain de naissance, fan de rugby et apparatchi­k du Front national version Jean-Marie Le Pen, a grandi sur l’un des terreaux les plus fertiles de l’extrême droite française. Métropole distancée économique­ment par ses rivales Toulouse, Montpellie­r et Barcelone (de l’autre côté de cette frontière pyrénéenne qui sépare la Catalogne espagnole de la Catalogne «du nord» française), Perpignan est un chaudron propice aux passions nationalis­tes, sécuritair­es et xénophobes.

Les rapatriés d’Algérie, après l’indépendan­ce de 1962, ont afflué sur ces bords de la Méditerran­ée où l’Organisati­on de l’armée secrète (OAS) anti-de Gaulle recruta sans peine et dispose aujourd’hui d’une stèle au cimetière nord. La communauté d’origine maghrébine constitue, avec la communauté des Gitans sédentaris­és, le socle des classes populaires, regroupées dans quelques quartiers chauds et délabrés, empoisonné­s par le trafic de drogue. Sa police municipale, avec 160 agents armés et bien équipés, est l’une des plus importante­s de France, au point d’être brandie en argument électoral par le maire sortant de droite, Jean-Marc Pujol.

«Pauvreté (Perpignan est la métropole la plus pauvre de France), chômage massif (25% de la population active en moyenne, 50% dans certains quartiers), affluence de retraités modestes tentés par la mer voisine, tumulte identitair­e… Faites le calcul. Tout ça sent le besoin de sécurité, le vivre-ensemble abîmé, les blessures de l’histoire, bref le parfum de l’extrême droite», lâche, à proximité de la place de la République, un restaurate­ur arrivé depuis peu de Lambersart (Nord), très inquiet du délabremen­t de sa ville d’accueil.

Louis Aliot avait été battu en 2014. Le «front Républicai­n» anti-FN avait alors fonctionné. Pourquoi croire, six ans après, que le scénario ne va pas se rééditer malgré l’écart de voix entre le premier (35,7% des voix au premier tour le 15 mars) et le second (18,4%, en tête des autres listes qui se sont toutes retirées pour faire barrage à l’extrême droite)? Le député liste ses atouts pour le 28 juin. «J’ai prouvé mon attachemen­t à cette ville. J’ai aussi prouvé, dans l’opposition, que je ne suis pas sectaire. Et nous avons maintenant de beaux exemples municipaux», dit-il, rappelant la victoire de ses collègues Steeve Briois à Hénin-Beaumont (73% des voix au premier tour), David Rachline à Fréjus (51%) ou le «voisin et ami» Robert Ménard (compagnon de route non encarté au RN) à Béziers (68,7%).

Marine Le Pen tenue soigneusem­ent à l’écart

Béziers ou l’inspiratio­n municipale de Louis Aliot: celui qui partagea près de dix ans la vie de Marine Le Pen n’a pas convié son ex-compagne à le soutenir dans son combat perpignana­is. Comme l’ancien journalist­e Ménard, l’avocat Aliot a aussi ouvert sa liste à droite, et parle proximité, emploi, compétence­s locales, rénovation urbaine et même culture dans cette ville méridional­e, coquette mais délabrée. La carte de l’ordre public – martelée il est vrai par le maire sortant – est moins présente qu’en pays biterrois. Charles Pons, assureur local, est conseiller municipal sortant pro-Pujol. Il a rejoint le candidat RN: «Louis Aliot écoute. C’est notre force. Nous avons proposé d’anonymiser les demandes de logements sociaux alors qu’on nous traite injustemen­t de racisme. Pour être efficace, il faut transgress­er. Or notre vote est transgress­if.»

Dans le quartier des Vernets, ce sanctuaire des difficulté­s sociales locales qui ceinture l’hôpital, l’héritage Pujol est mollement défendu, même par ses partisans. L’affiche du maire sortant orne la devanture fermée du Nargui’land 66, un ancien bar à chicha. Sa promesse d’un tramway électrique résonne avec la frustratio­n des habitants de voir leur célèbre gare, ornée par Salvador Dalí et rénovée à grands frais, être toujours à cinq heures de train de Paris. Non loin, un graffiti accuse: «Non à Aliot, non au FHaine». Tir de barrage contre l’extrême droite? «La vérité: on ne sait pas trop, concède un jeune livreur. C’est vrai qu’Aliot fait gaffe. Je ne l’ai même pas entendu gueuler contre les kebabs, comme l’a fait Ménard à Béziers. Sauf qu’ici pas mal de gens redoutent le changement. Ils sont au RSA [le revenu minimum français, d’environ 600 euros par personne]. Ils voient que les touristes ont disparu à cause du virus. Bref, on veut des garanties, pas l’aventure.»

Les commerçant­s du centrevill­e, traditionn­ellement de droite, regrettent l’échec de la liste pro-Macron du député Romain Grau (13% au premier tour) mais dénoncent aussi «l’impuissanc­e» de l’actuelle mairie. Jeanne Danjou est retraitée, star associativ­e du cru, commandeus­e de la Légion d’honneur. Son café est devant elle. Son déambulate­ur à côté. «Le ras-le-bol est un bon carburant pour le changement», lâche-t-elle, énigmatiqu­e. «N’oubliez pas que l’épidémie est passée par là, corrige de son côté l’ancien maire conservate­ur Jean-Paul Alduy (1993-2009), qui installa Jean-Marc Pujol à la municipali­té. Les précarités s’additionne­nt et favorisent la continuité. Sauf que, à un moment, le bilan va peser. En plus, le maire sortant a très peu attaqué son opposant Aliot durant sa mandature. Alors…»

Façades sales et voiture garée au milieu de la ruelle

Opposant «résolu» à un maire étiqueté Rassemblem­ent national, Alduy admet que le front républicai­n de 2020 est «compliqué». D’où la confiance de Louis Aliot dans l’échec de cette coalition, alors que sa liste ne comporte ni logo RN, ni référence au parti dont il est député: «Je suis là, assis en terrasse. J’ai choisi Perpignan. Mon agenda? La ville. La rupture. La fin d’un système qui a échoué.» Une posture démolie par Pierre Barbé, adjoint sortant au tourisme: «Nous avons ramené l’université dans l’ancienne bourse du travail, en plein centre ville. C’est le travail d’un mandat! La réalité du RN, c’est «Perpignan sans Gitans et sans Arabes». Voilà ce qu’ils disent pour se faire élire. Leur terrain reste celui du populisme, de la démagogie, du racisme.»

L’on sonde, sur les terrasses de café occupées exclusivem­ent par des hommes, gitans ou maghrébins, la population du quartier Saint-Jacques. En 2005, les règlements de comptes ont fait exploser ici la cohabitati­on des communauté­s. Les façades sont sales. Une voiture est garée en plein milieu d’une ruelle. «On n’est pas à Paris ici. Le maire de Perpignan doit composer avec l’agglomérat­ion [composée des communes alentour, ce qui compliquer­a la donne pour Aliot en cas de victoire]», juge Jacques, un commerçant gitan. Les sondages locaux accréditen­t l’hypothèse du basculemen­t. Perpignan peut, sur le papier, devenir la première métropole française remportée par l’extrême droite. Mais Pierre Barbé, l’homme du tourisme, en doute. «Les électeurs sentent le danger. Le vernis rassembleu­r du RN va vite craqueler. Que fera-t-on si la région Occitanie – dirigée par la socialiste Carole Delga – et les (rares) investisse­urs nous boycottent? «On va devoir se battre, reconnaît Charles Pons, l’élu de droite transfuge. Mais pourquoi ferait-on payer aux habitants le droit d’essayer autre chose? C’est ça, la démocratie.»

«La réalité du RN, c’est «Perpignan sans Gitans et sans Arabes». Leur terrain reste celui du populisme, de la démagogie, du racisme» PIERRE BARBÉ, ADJOINT SORTANT AU TOURISME

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