La chute de Philippe Guignard
Pâtissier à grand succès, ancien patron du Lausanne-Sport, Philippe Guignard comparaîtra dès lundi devant la justice, entre autres pour des faits d’escroquerie. Retour sur un destin en lignes brisées.
Parti de rien, il s’est hissé à la tête d’un petit empire gastronomique et a présidé le Lausanne-Sport. Aujourd’hui ruiné, atteint dans sa santé, le Vaudois de 57 ans doit faire face à de lourdes accusations d’escroquerie. Son procès s’ouvre lundi. Retour sur une véritable saga
Philippe Guignard n’a jamais été un grand orateur. Renfermé, il a la pudeur vaudoise et la retenue des gens qui se sont faits tout seuls. Unique ouverture sur ce personnage complexe, cet éternel petit sourire un brin malicieux. Ce petit sourire, il ne l’arborera certainement pas lundi matin, quand il pénétrera dans l’imposante salle d’audience cantonale de Longemalle à Renens. Celui qui fut considéré comme le meilleur pâtissier de Suisse romande doit répondre aux accusations de gestion déloyale aggravée, de gestion fautive et surtout d’escroquerie par métier – une accusation grave, passible d’une peine allant jusqu’à 10 ans d’emprisonnement.
«C’est une affaire hors norme»
Le 29 juin 2020, c’est un procès-fleuve de huit jours qui s’ouvrira au Tribunal d’arrondissement du Nord vaudois, délocalisé pour l’occasion. L’audience est très attendue. Pas seulement en raison de la notoriété du principal accusé et de ses trois complices, dont le notaire et ancien chef du groupe radical au Grand Conseil vaudois Michel Mouquin. «Il s’agit d’une affaire complexe, hors norme, tant par le mode opératoire des infractions reprochées aux accusés que par les montants en jeu – plus de 3,2 millions de francs – et le nombre de plaignants [seize]», confirme Anton Rüsch, procureur à la division criminalité économique du Ministère public central.
La lecture des 62 pages de l’imposant acte d’accusation, fruit de quatre ans d’enquête, donne le vertige. Elle jette une lumière crue sur la chute du célèbre pâtissier, que ce dernier a jusqu’ici mise sur le compte de ses ennuis de santé. Dès 2011, acculé par les difficultés financières, Philippe Guignard aurait ainsi mis au point «un stratagème consistant à convaincre plusieurs personnes de prêter des fonds, sur la base de garanties mensongères, en leur faisant croire que ceux-ci seraient affectés au financement d’un projet immobilier, via un simulacre de fonds de placement», selon les conclusions du procureur. Mais ces sommes étaient en réalité détournées, en particulier pour éponger ses dettes.
Contactée, l’avocate de Philippe Guignard, l’ancienne présidente de tribunal Marianne Fabarez-Vogt, rappelle la «présomption d’innocence» de son client: «Il doit pouvoir s’expliquer sur les qualifications.» Reste qu’avant même son ouverture, le procès ternit durablement l’image de celui qui fut à la tête d’un petit empire gastronomique quadrillant son canton de Vaud natal, comptant jusqu’à 150 employés et déclarant 17 millions de chiffre d’affaires annuel. En effet, la première partie de l’histoire de Philippe Guignard est celle de l’incroyable success-story d’un petit gars du Nord vaudois parti de rien. C’est le récit d’une revanche sur le destin.
Né le 13 mars 1963 à Vallorbe, Philippe Guignard grandit au pied du Mont-d’Or, à un jet de pierre de la gare-frontière où son père travaille comme déclarant en douane. Le garçon est âgé de 6 ans quand sa mère est internée à l’asile psychiatrique de Bellevue, une grande bâtisse blanche posée sur les hauts d’Yverdon, qu’on appelait encore pudiquement «maison de repos». Après des années de lutte contre la dépression, Claire-Lise Guignard finira par s’ôter la vie, en 1979. Un traumatisme pour Philippe Guignard, d’autant plus que son frère aîné, Jean, brillant peintre et photographe par trop fragile, se suicidera également quelques années plus tard. «Ces tragédies, Philippe va les porter constamment en lui», confie un de ses amis.
Le Ragusa de la mi-temps
Enfant, la première échappatoire de Philippe Guignard sera le football. Il y a les entraînements du mercredi après-midi sur ce drôle de terrain coincé dans un méandre de l’Orbe. Il y a aussi les matchs à la Pontaise, avec son grand-père adoré, Jean Guignard, ancien président de l’Association cantonale de football, assis dans la tribune nord, celle des notables de la campagne vaudoise, avec le Ragusa de la mi-temps. Mais le jeune homme n’aura pas la trajectoire de son idole, Gerd Müller. C’est dans les cuisines qu’il déclinera son talent. Sorti des classes à option, comme on disait alors, il commence un apprentissage à 14 ans déjà. «Je suis boulanger-pâtissier, j’ai les deux diplômes et c’est les seuls que j’ai», répétera-t-il toute sa carrière, comme un mantra.
Après l’apprentissage, Philippe Guignard travaille dans une boulangerie de Vallorbe. La cité du fer n’est qu’à trois heures de TGV de Paris. Il profite de ses congés pour se rendre dans la capitale française afin d’y chercher l’inspiration, notamment chez Joël Robuchon. Le jeune homme est ambitieux. En 1987, c’est le coup d’audace. Il mobilise sa famille et ses amis pour préparer un banquet de 400 personnes pour une grande banque au château d’Yverdon. Dixhuit mois plus tard, celle-ci lui prête un demi-million pour transformer en boulangerie-pâtisserie un ancien salon de coiffure au coeur du paisible bourg d’Orbe. L’adresse, Grand-Rue 17, va devenir un lieu de pèlerinage des gourmands, qui se régalent de ses «guignardises».
Le succès est foudroyant. Le Vaudois va notamment lancer la mode du brunch dominical. Malgré son prix élevé pour l’époque – 29 francs –, il faut réserver sa table plus de six mois à l’avance. «Les détails étaient soignés, le travail rigoureux et les produits de qualité, il a fait beaucoup pour notre profession», reconnaît Christian Boillat, le pâtissier-confiseur de Saint-Prex, qui a été son employé de 1992 à 1995. «Guignard Desserts à Orbe était le nom qu’il fallait avoir sur son CV.» Christian Boillat décrit son ancien patron en véritable gourou, exigeant, exécrable parfois, de mauvaise foi quand il fallait payer les heures supplémentaires, mais capable de motiver ses équipes comme personne.
Gorbatchev et la laiterie de Bavois
Dans les années 1990, Philippe Guignard devient incontournable. Il s’occupe en 1996 de la réception d’investiture de Jean-Pascal Delamuraz comme président de la Confédération. Il régale chaque année les 1500 invités d’Athletissima. Le patron du meeting, Jacky Delapierre, se souvient d’«un homme engagé, généreux, toujours impeccable dans son boulot, avec qui [il a] partagé de très bons moments». Le Nord-Vaudois se démultiplie, mais reste attaché à sa région, n’hésitant pas à organiser le même soir le banquet de la visite officielle de Mikhaïl Gorbatchev à Berne et le souper de la société de laiterie de Bavois.
Malgré cet attachement, «Philippe Guignard détonne dans son coin de pays: il prend des risques, fait du fric», relève le journaliste de L’illustré Marc David. Au début des années 2000, alors qu’il vient de reprendre la présidence d’un Lausanne-Sport à la dérive, Philippe Guignard contacte le rédacteur pour qu’il écrive un livre sur sa vie. Une biographie à seulement 40 ans, comme une consécration. «On sentait son envie de se raconter, de témoigner qu’on pouvait toujours s’en sortir, explique Marc David, mais c’était difficile de le faire parler. Malgré ses succès, il restait assez complexé.»
S’il est talentueux derrière les fourneaux, Phillippe Guignard n’admire pas forcément les grands cuisiniers. Ses modèles sont des entrepreneurs: Pierre Arnold, l’ancien directeur général de Migros et natif comme lui de la vallée de l’Orbe, ainsi qu’un autre Vaudois, Henri-Ferdinand Lavanchy, fondateur du géant du travail temporaire Adecco. Le pâtissier veut entreprendre, il multiplie les engagements: l’Hôtel des Horlogers, propriété d’Audemars Piguet au Brassus (2004), la buvette d’alpage La Breguette, à dix minutes de Romainmôtier (2004), l’hôtel-restaurant quatre étoiles La Prairie à Yverdon (2007) ou encore le snack Le Citadin, au centre de Lausanne (2008).
«Les cons de la campagne»
L’homme se disperse. Des amis le mettent en garde. Il n’écoute pas. On le dit hautain. «Pour lui, on était un peu devenus les cons de la campagne», confie l’un d’entre eux. «Tout le monde lui tournait autour, les articles de presse n’étaient que panégyriques, il n’était pas prêt à gérer cette notoriété», reconnaît l’ancienne voix de la radio romande Pierre Mercier, qui fut municipal à Orbe et rédacteur en chef du journal régional L’Omnibus. «Philippe a perdu pied. C’est un immense gâchis.» En 2007, le vent a tourné. Le groupe Guignard Desserts commence à enregistrer des déficits sévères. Philippe Guignard emprunte alors massivement auprès de ses connaissances. Rien n’y fait.
Début 2011, la société se retrouve surendettée, affichant d’importants arriérés fiscaux et des pertes cumulées de plus de 3 millions de francs. La situation s’aggrave avec la faillite de Neuchâtel Xamax, dont le mandat de catering lui rapportait 800000 francs par année. Les banques refusent dorénavant tout prêt. C’est à ce moment que, selon le Ministère public, Philippe Guignard aurait commencé à faire miroiter à des investisseurs un projet immobilier d’envergure à Orbe, afin d’obtenir l’argent nécessaire pour payer les charges de son entreprise et de régler ses vieilles créances.
La descente aux enfers se précipite en septembre 2014. Alors qu’il assure la réception du centenaire des Forces aériennes à Payerne, Philippe Guignard s’effondre. Il est héliporté à l’hôpital d’Yverdon. Burn-out et crises d’épilepsie le mettent à terre. Le 10 octobre 2014, son groupe est mis en faillite. Le 2 juin 2015, c’est sa faillite personnelle qui est prononcée. Le magazine économique Bilan estime alors l’ardoise totale à 11 millions de francs, une déconfiture dans laquelle seront entraînés plusieurs de ses amis.
La magie s’est éteinte
En septembre 2015, bien qu’amoindri et ruiné, Philippe Guignard tente de repartir de zéro, avec l’aide financière de quelques personnalités, dont un certain Christian Constantin. «Les hauts et les bas font partie de la vie des gens qui prennent des risques», défend le bouillant président du FC Sion. Avec son épouse, Roselyne, le Vaudois ouvre Guign’Art. La nouvelle enseigne n’est située qu’à quelques dizaines de mètres de son ancienne boulangerie-pâtisserie d’Orbe, comme pour retrouver la magie d’antan. Mais la magie s’est éteinte depuis longtemps. L’établissement ferme à l’automne 2019. Hospitalisé plusieurs semaines en ce début d’année au centre psychiatrique du Nord vaudois, Philippe Guignard, autrefois si courtisé, est aujourd’hui un homme seul.
Dans sa biographie, publiée en 2004, Philippe Guignard explique qu’il considérera avoir réussi dans la vie s’il estime avoir amené quelque chose, avec sincérité: «J’aimerais me dire que je suis arrivé à 65 ans en ayant pu payer tout le monde et moi-même. Que tout s’est bien passé.» Peut-être repensera-t-il à ces phrases, lundi, au moment de pénétrer dans l’imposante salle d’audience cantonale de Longemalle.
«Les hauts et les bas font partie de la vie des gens qui prennent des risques»
CHRISTIAN CONSTANTIN, PRÉSIDENT DU FC SION