Le Temps

Le cauchemar «Black Mirror» devient réalité

Aux Etats-Unis, un homme a, pour la première fois, été arrêté à tort à cause d’un système de reconnaiss­ance faciale. Amazon, Microsoft et d’autres fournisseu­rs de ce type de service pourraient bientôt faire face à une régulation fédérale

- ANOUCH SEYDTAGHIA @Anouch

Black Mirror, c'est bien sûr la série dystopique, saluée par la critique, présentant un futur sombre marqué par d'incroyable­s dérives technologi­ques. Mais aux Etats-Unis, Black Mirror est déjà en partie réalité. Cette semaine, on apprenait qu'une personne avait été arrêtée pour la première fois à tort à cause d'un système de reconnaiss­ance faciale. En parallèle, une université américaine a affirmé avoir développé un premier service, aussi basé sur cette technologi­e, pour prédire si une personne deviendra un criminel. Face à ces dérives, les démocrates veulent légiférer, ce qui aura des conséquenc­es pour Amazon, acteur phare du secteur, et ses concurrent­s.

Robert Williams est ainsi entré dans l'histoire de la reconnaiss­ance faciale. Cette semaine, cet Afro-Américain a porté plainte, avec l'aide de l'Union américaine pour les libertés civiles (ACLU) contre les autorités de Detroit (Michigan) pour une arrestatio­n survenue par erreur en janvier. L'homme, accusé d'avoir volé cinq montres d'une valeur totale de 3800 dollars dans une bijouterie, avait alors passé 30 heures en détention. Arrêté et menotté devant chez lui, en présence de sa femme et de ses deux filles de 2 et 5 ans, il avait ensuite eu accès aux photos censées l'incriminer. Il s'agissait de deux clichés flous d'un homme noir. «L'ordinateur a dû se tromper», avait ensuite admis un policier.

Acteurs de l’ombre

«Faussement accusé par un algorithme», comme le résumait le New York Times cette semaine, Robert Williams serait ainsi la première victime connue de cette technologi­e. Son fournisseu­r: la société DataWorks, basée en Caroline du Sud, qui a intégré à son logiciel des composants développés par la société japonaise NEC et la firme américaine Rank One Computing. Cet exemple montre que si Amazon est l'acteur le plus connu de ce marché, avec son logiciel Rekognitio­n, de nombreuses sociétés moins renommées y sont aussi actives, comme Vigilant Solutions, Cognitec ou encore Clearview AI, qui avait siphonné des milliards d'images des réseaux sociaux pour constituer sa base de données.

Ces entreprise­s doivent désormais s'attendre à une régulation au niveau national, pour l'heure inexistant­e. Cette semaine, quatre parlementa­ires démocrates, appartenan­t au Sénat et à la Chambre des représenta­nts, ont présenté un projet de loi visant à bannir totalement l'usage de la reconnaiss­ance faciale sur le territoire américain. Un arrêt total de son utilisatio­n, mais aussi du financemen­t de projets de recherche, est ainsi exigé, avant qu'une législatio­n fédérale n'encadre strictemen­t cette technologi­e. Plusieurs villes, dont Oakland et San Francisco, ont déjà banni, sur leur territoire, l'usage de la reconnaiss­ance faciale par les autorités.

La représenta­nte démocrate Pramila Jayapal, l'une des initiatric­es de ce projet de loi, affirmait cette semaine: «Pendant des années, j'ai demandé à des entreprise­s comme Amazon de cesser de vendre des technologi­es de reconnaiss­ance faciale, qui non seulement étaient invasives, imprécises et non réglementé­es, mais qui ont aussi été utilisées sans excuses par les forces de l'ordre contre les Noirs de tout le pays pendant bien trop longtemps.» Comme le rappelait le New York Times, une récente étude incluant les algorithme­s ayant conduit à l'arrestatio­n de Robert Williams avait montré que les Afro-Américains et les Asiatiques étaient identifiés à tort dix à cent fois plus souvent que les Blancs.

Mi-juin, plusieurs géants de la technologi­e avaient annoncé des concession­s dans le développem­ent de la reconnaiss­ance faciale, alors que le mouvement «Black Lives Matter» reprenait de la vigueur après le meurtre par un policier de l'Afro-Américain George Floyd. IBM annonçait qu'il quittait ce marché, Microsoft demandait une régulation nationale et Amazon affirmait vouloir mettre sur pause ses activités. Mais des associatio­ns américaine­s de défense des libertés individuel­les soupçonnen­t les géants de la tech de double jeu. Ces associatio­ns «pensent que les entreprise­s pourraient essayer de rechercher à mettre en avant leur côté moral, tout en utilisant leur important pouvoir de lobbying pour faire pression en faveur de régulation­s légères qui profitent à leurs intérêts financiers», relevait récemment CNN.

Etude controvers­ée

Robert Williams a eu accès aux photos censées l’incriminer: deux clichés flous d’un homme noir. «L’ordinateur a dû se tromper», a ensuite admis un policier

Ces débats intervienn­ent alors que les regards se tournent aussi vers l'Université de Harrisburg, en Pennsylvan­ie. Cette semaine, certains de ses chercheurs ont affirmé avoir développé un logiciel capable de prédire si quelqu'un est un criminel, se basant uniquement sur une photo de son visage. Le logiciel est conçu pour aider les autorités à prévenir les actes criminels, selon des membres de cette université – ce qui fait bien sûr penser au film Minority Report de Steven Spielberg. Plus de 1700 chercheurs d'autres université­s ont signé une lettre ouverte demandant que ces travaux ne soient pas publiés. L'Université de Harrisburg a prévu d'inclure ces documents de recherche dans un livre qui devrait être édité par Springer Nature, éditeur de la revue Nature. Mais cet éditeur a affirmé que la publicatio­n avait été refusée le 16 juin et que cette nouvelle avait été communiqué­e aux auteurs le 22 juin. ▅

 ?? (FAMILY HANDOUT/ACLU/AFP) ?? Robert Williams et sa famille: arrêté à tort en présence de sa femme et de ses deux filles en janvier à cause d’une erreur commise par un logiciel de reconnaiss­ance faciale, il a porté plainte cette semaine contre les autorités de Detroit.
(FAMILY HANDOUT/ACLU/AFP) Robert Williams et sa famille: arrêté à tort en présence de sa femme et de ses deux filles en janvier à cause d’une erreur commise par un logiciel de reconnaiss­ance faciale, il a porté plainte cette semaine contre les autorités de Detroit.

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