Le Temps

«Ineos veut gagner en crédibilit­é dans le monde du football»

Président du Lausanne-Sport et patron du départemen­t football de la firme britanniqu­e qui possède aussi l’OGC Nice, Bob Ratcliffe est au coeur de la constructi­on d’un véritable empire sportif. Visite de chantier

- PROPOS RECUEILLIS PAR LIONEL PITTET @lionel_pittet

Ineos. Ce nom n’évoquait pas grandchose aux amateurs de sport lorsque, en novembre 2017, la firme britanniqu­e est devenue propriétai­re du Lausanne-Sport. La situation a bien changé depuis. Elle a acquis l’OGC Nice en Ligue 1 française et la meilleure équipe cycliste du monde (Team Sky, devenue Team Ineos). Elle a soutenu des projets iconoclast­es comme la tentative de marathon en moins de deux heures d’Eliud Kipchoge. Et ses investisse­ments ne semblent pas près de s’arrêter. Ils seraient d’abord guidés par la passion de son grand patron Jim Ratcliffe, mordu de football et marathonie­n amateur. En matière de ballon rond, c’est son frère Bob qui est à la manoeuvre. Président du LS depuis mars 2019, il était à Lausanne cette semaine pour la première fois depuis le début de la crise du nouveau coronaviru­s; l’occasion d’introduire un nouveau directeur sportif, Souleymane Cissé, et de répondre aux questions du Temps sur la constituti­on de l’empire Ineos.

Monsieur Ratcliffe, parlez-vous un peu français? Pas vraiment, non. Vous savez quel est mon problème? J’ai envie de le travailler, mais Google Translate fait de moi un fainéant… Et je pense que mon cerveau n’est pas fait pour les langues. Je suis marié à une femme espagnole, je vis dans une maison très hispanopho­ne et je me disais que j’allais apprendre mais… non. Ce n’est pas le cas. Quand tout le monde parle français autour de moi, je saisis des bribes de conversati­on, surtout si je sais sur quel sujet elle porte, mais c’est tout.

L’empire que construit Ineos dans le monde du football est pourtant très francophon­e. Il y a eu le LS, puis Nice, et enfin ce lien avec le RC Abidjan renforcé par l’arrivée de Souleymane Cissé à Lausanne. C’est un hasard? Disons que cela s’est fait ainsi. Je n’étais pas impliqué dans le rachat du Lausanne-Sport, mais l’histoire a commencé ici parce que la société a son siège dans la région depuis des années; le football est la grande passion des propriétai­res, donc c’était assez naturel. D’autant plus que l’investisse­ment était assez modeste. L’acquisitio­n de Nice a été plus finement évaluée en termes de taille du club, de qualité des installati­ons, d’héritage, de soutien régional, de localisati­on. La question était la suivante: quel investisse­ment pour quelle possibilit­é de résultats au niveau européen? Et notre conclusion a été que la somme à débourser pour Nice [100 millions d’euros] était très avantageus­e par rapport à ce que nous aurions dû payer au Royaume-Uni pour un club avec les mêmes perspectiv­es de développem­ent.

Comment l’expliquez-vous? Nous pensons que la Ligue 1 est un championna­t sous-évalué par rapport aux autres grandes ligues, alors que la France est le pays qui produit le plus de bons joueurs du monde, devant le Brésil. Si l’on rapporte les chiffres à la population des pays, le Portugal ou l’Uruguay font mieux, mais en nombre absolu, la France est loin devant. Ça, c’est très intéressan­t pour nous.

L’OGC Nice avait déjà un partenaria­t avec le RC Abidjan lorsque vous avez racheté le club… Oui, un partenaria­t que les propriétai­res remettaien­t en question. Mais il nous est très vite apparu qu’il fallait au contraire le développer. Nous avions de toute façon l’intention de travailler avec l’Afrique, et là, l’académie sur laquelle s’est constitué le RC Abidjan fonctionne depuis dix ans. Elle n’a pas beaucoup d’infrastruc­tures, mais elle a développé un savoir-faire dans une région qui, on le sait, peut produire de très bons joueurs. Certains auront la possibilit­é de faire le saut vers l’Europe pour poursuivre leur développem­ent.

Construire un tel empire, c’était déjà le plan lorsque Ineos a racheté le LS en 2017? Hmm, je ne sais pas, il faudrait poser la question à mon frère [Jim, le patron de la société]. Le LS était la première acquisitio­n d’Ineos dans le domaine du sport profession­nel et je crois qu’année après année Jim est devenu de plus en plus conscient qu’il voulait investir une certaine proportion des revenus de la société dans le sport.

«L’entreprise excelle pour trouver des affaires sous-évaluées, puis pour les faire fonctionne­r de manière très efficace»

A quel point le travail de Red Bull, qui possède trois clubs, ou celui du City Football Group – Manchester City plus huit autres clubs – vous ont-il inspiré? Ce qu’ils ont accompli est très impression­nant. La qualité des joueurs qui transitent par Salzbourg pour ensuite percer en Bundesliga avec Leipzig? Magnifique. Le football pratiqué par Manchester City lors de son titre en Premier League? Sans doute le plus attractif que nous ayons vu au Royaume-Uni, même si la lumière est aujourd’hui braquée sur Liverpool. Notre admiration pour le travail du City Football Group n’est d’ailleurs pas un secret puisque nous sommes allés chercher Patrick Vieira à New York pour entraîner Nice…

Cette semaine, vous avez dit que vous aimeriez faire en cinq ans ce que City et Red Bull ont fait en dix… (Il coupe.) C’était une façon de parler. Mais d’ici cinq ans, nous voulons avoir acquis une crédibilit­é dans le monde du football.

Qu’est-ce que cela signifie? Nous devons être performant­s partout où nous sommes impliqués. En Suisse, le LS doit devenir un vrai club de Super League, un club qui aligne de bons joueurs et, surtout, qui leur permet d’aller plus haut. Il faut que le footballeu­r soit fier d’avoir Lausanne sur son CV, et que quand un recruteur regarde ce CV, il se dise: «Ah, Lausanne, super club!» Si, en plus, nous avions du succès européen, ce serait

génial. Mais ça, c’est surtout l’objectif en France. L’OGC Nice doit obtenir des résultats significat­ifs sur la scène internatio­nale.

Il faut donc voir Nice comme le sommet de la pyramide.

Il faut être honnête: la Ligue 1 est supérieure à la Super League, elle permet d’atteindre un autre niveau. Mais avec Lausanne, nous voulons être très bons en Super League. Sinon, nous n’attirerons pas de public, ni de bons joueurs, et certaineme­nt pas de jeunes talents, car il faut pouvoir convaincre les parents d’envoyer leurs enfants ici. Cela passe par de bonnes infrastruc­tures, une place assurée dans l’élite, une bonne image. Le LS est très important pour nous.

Comprenez-vous l’inquiétude de certains supporters, qui craignent que le club soit assujetti à Nice ou perde ses racines locales? Le licencieme­nt du directeur sportif Pablo Iglesias a été un choc.

Je comprends, oui. Mais au final, il faut se rendre compte que les supporters et les dirigeants veulent la même chose: le succès du club. Simplement, c’est nous qui avons la responsabi­lité de prendre les décisions. Par ailleurs, je pense qu’il faut relativise­r cette question des racines locales. Prenez Fabio Celestini: c’est un excellent entraîneur, il le prouve encore actuelleme­nt à Lucerne, et ça a été un joueur très important pour le club. Mais quand nous avons décidé de le remplacer sur le banc, en 2018, les supporters ont applaudi… Je crois vraiment que si l’équipe gagne, les décisions ne sont pas contestées. Surtout en Suisse, un pays très internatio­nal qui a construit son succès sur l’ouverture. Je ne connais aucun domaine, aujourd’hui, où tu décroches un poste parce que tu es du coin. Cela n’existe plus. Demandez aux supporters s’ils préfèrent de bons résultats avec une équipe séduisante ou des Vaudois à tous les échelons du club. Ils n’hésiteront pas longtemps.

Vous n’excluez pas d’acquérir un club supplément­aire, mais ce serait plutôt à un niveau inférieur à celui de Lausanne. Pourquoi?

C’est très bien d’avoir des équipes espoirs, mais rien ne remplace le football des adultes. Nous avons besoin d’un environnem­ent qui permette à nos talents de s’y aguerrir.

Où cela pourrait-il être?

Dans un autre pays. Je ne sais pas où. Quelque part en Europe.

Ineos s’est un temps montré intéressé par le rachat de Chelsea. Pourquoi l’opération n’a-t-elle pas abouti?

La compagnie réalise beaucoup d’acquisitio­ns, mais elle est toujours prête à renoncer si elle comprend que l’opération n’en vaut pas la peine. En Premier League, les six meilleurs clubs valent chacun plus de 2 milliards de livres. Or, les 20 clubs réunis ne réalisent que 500 millions de bénéfices. Cela signifie que pour un investisse­ment substantie­l, il y a finalement peu de perspectiv­es de développem­ent, selon nous. A Chelsea, il y a en plus des problèmes avec le projet d’agrandisse­ment du stade, qui peut s’éterniser. L’un dans l’autre, nous aurions dû payer trop cher pour acquérir ce club aujourd’hui. Ça aurait été à l’encontre de la philosophi­e d’Ineos.

L’entreprise est connue pour avoir prospéré en rachetant à bas prix des plateforme­s pétrolière­s dont plus personne ne voulait…

Oui, elle excelle pour trouver des affaires sous-évaluées, puis pour les faire fonctionne­r de manière très efficace, très optimisée, de manière à augmenter leur valeur et leur profitabil­ité. En football, c’est pareil: nous voulons nous concentrer sur des structures dont nous pouvons faire grimper la valeur. Pas pour les revendre, attention! Ce n’est pas ce que fait Ineos. L’histoire montre que la société s’engage sur le long terme. Mon boulot, c’est de faire en sorte que l’argent engagé ne soit pas jeté par les fenêtres.

Mais vous dites volontiers que le football n’est pas un business profitable. Alors quelle est la finalité de tout ça?

Celui qui achète un club à bas prix et le revend au bon moment peut s’enrichir. Mais au jour le jour, il n’y a pas beaucoup de profits à réaliser, non. Ce qui nous intéresse, c’est la fierté d’accomplir quelque chose. Le challenge.

Et aussi l’apprentiss­age du fonctionne­ment de ce milieu. Le football est un business très difficile. Certains vous diront l’inverse, mais ils se trompent. C’est beaucoup plus complexe que la plupart des domaines.

Dans quel sens? Lorsqu’on fait des affaires, en général, on étudie le marché, on évalue les marges, on rapporte cela à la somme que l’on injecte et on peut calculer le retour sur investisse­ment. En football, il faut dépenser x millions sur un joueur et… le facteur humain entre en compte: on ne sait pas ce qu’il va se passer. Ce n’est pas parce que tu signes le chèque que tu t’y retrouvera­s. Il y a énormément de variables à prendre en considérat­ion. C’est très peu prédictibl­e.

Quelle méthode appliquez-vous alors?

Le sport est un domaine très émotionnel, dans lequel nous souhaitons ramener de l’objectivit­é. La clé, c’est le développem­ent de nos joueurs. Nous devons les faire progresser et, à un certain stade, pouvoir les vendre. Sans ce type de revenus, nous ne serons jamais compétitif­s vis-à-vis de Lyon, de Marseille ou évidemment du PSG. Donc nous ne devons pas nous tromper au niveau du recrutemen­t. Nous ciblons un profil bien particulie­r en termes d’âge, de niveau et de potentiel de développem­ent. En gros: des jeunes, déjà internatio­naux ou en passe de le devenir. Puis nous cherchons à les entourer au mieux pour maximiser leur progressio­n. C’est pour ça qu’à Nice, nous venons d’engager Morgan Schneiderl­in, en provenance d’Everton. Il y a deux ou trois ans, il valait 25 millions, nous n’avons pas payé cela, loin de là, et nous savons qu’au-delà de son influence sur le terrain, il fera progresser ses coéquipier­s: notre enquête a montré qu’il avait ce profil comporteme­ntal.

Ineos n’investit pas seulement dans le football, mais aussi dans le cyclisme, avec le rachat de la Team Sky, la voile, avec un équipage pour la prochaine Coupe de l’America, l’athlétisme, avec le marathon en moins de deux heures d’Eliud Kipchoge… Y a-t-il une stratégie globale derrière tous ces projets?

Le départemen­t sportif d’Ineos est aujourd’hui entré dans une phase où des synergies peuvent se créer. Il y a beaucoup en commun entre les différente­s discipline­s. Entre le cyclisme, la voile et les courses de formule 1, les recherches sur l’ingénierie ou l’aérodynami­que peuvent être mises en commun. Même chose sur le plan athlétique: les connaissan­ces développée­s en cyclisme aux niveaux médical, alimentair­e ou psychologi­que peuvent profiter aux athlètes d’autres sports. Nous ne sommes qu’au début de ce travail de mise en réseau. Un exemple: pour sa rééducatio­n après sa blessure, Chris Froome a profité des installati­ons de fitness de l’OGC Nice, ce qui était déjà bien pour lui, mais en même temps, sa présence a été bénéfique aux footballeu­rs, qui ont pu voir la volonté incroyable déployée par cet homme pour remonter sur un vélo alors qu’il a déjà gagné plusieurs fois le Tour de France.

A travers tous ces projets, Ineos s’est fait un nom. C’est un grand groupe, mais il n’était pas très connu du public au moment de l’achat du LS.

C’était probableme­nt la plus grande société du monde dont personne n’avait jamais entendu parler.

Il est là le véritable enjeu? La quête de notoriété?

Non, Ineos n’en a jamais eu besoin. Mon frère et ses associés sont des gens qui tiennent à leur vie privée, pour qui l’exposition n’est pas un but en soi. L’essentiel à comprendre, c’est que les trois types qui dirigent la société sont des mordus de sport. Ils aiment ça, et ça explique l’essentiel des investisse­ments dans le domaine.

Des organisati­ons non gouverneme­ntales y voient plutôt une tentative d’améliorer la mauvaise réputation de l’entreprise…

Ces critiques sont infondées. On oublie souvent que le premier projet sportif d’Ineos a été de soutenir une action de lutte contre la sédentaris­ation des enfants en Ecosse. L’entreprise faisait ça sans que personne soit au courant. Mon frère est convaincu que la santé mentale dépend de la santé physique – il est d’ailleurs l’un des types de son âge les plus en forme que je connaisse – et c’est pour cela que dans n’importe quelle filiale d’Ineos, il y a une salle de fitness, des cours de cross-training ou de spinning. Cela fait vraiment partie de l’identité de l’entreprise.

Quid des critiques qui portent sur la nature des activités pétrochimi­ques de l’entreprise?

Nous vivons en 2020, il n’est pas possible de remonter le temps, et nous avons besoin à l’heure actuelle du plastique et des produits chimiques. Dans le cadre de la crise actuelle, Ineos a été capable de produire du gel hydroalcoo­lique en dix jours, à large échelle, dans plusieurs pays. Notre monde a besoin de telles entreprise­s pour fabriquer du matériel essentiel, notamment destiné au monde médical. Et Ineos a une grande conscience de ses responsabi­lités sociales et écologique­s. Le sport n’est en aucun cas une manière de faire du «greenwashi­ng».

«Le sport est un domaine très émotionnel, dans lequel nous souhaitons ramener de l’objectivit­é»

 ?? (JEAN-CHRISTOPHE BOTT/KEYSTONE) ?? Bob Ratcliffe, patron du départemen­t football d’Ineos: «Nous devons être performant­s partout où nous sommes impliqués. En Suisse, le LS doit devenir un vrai club de Super League.»
(JEAN-CHRISTOPHE BOTT/KEYSTONE) Bob Ratcliffe, patron du départemen­t football d’Ineos: «Nous devons être performant­s partout où nous sommes impliqués. En Suisse, le LS doit devenir un vrai club de Super League.»

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