Du riz aux antibiotiques
La pulvérisation d’antibiotiques sur les arbres fruitiers ou les cultures de céréales est peu connue. Elle est pourtant fréquente, notamment dans les pays du Sud, ce qui pourrait augmenter la prolifération de bactéries résistantes
Prescrire un antibiotique à un enfant malade est une pratique courante. De même qu’administrer ces molécules dans les élevages est banal, même si cela est très surveillé. Beaucoup ignorent, cependant, que les antibiotiques sont également utilisés pour faire la guerre aux bactéries dans les cultures agricoles et horticoles. Cette solution n’est pas nouvelle, mais une étude montre qu’elle est bien plus commune que ce que l’on pensait.
Selon cet article, paru mardi dans la revue de l’ONG CABI Agriculture & Bioscience, plusieurs antibiotiques considérés comme critiques par la médecine humaine sont prescrits pour plus de 100 semences, et parfois dans de copieuses quantités, ainsi que comme traitement prophylactique. «Chaque année, 63 tonnes de streptomycine et 7 tonnes de tétracycline sont pulvérisées sur les cultures de riz en Asie du SudEst. Certaines années, dans certaines régions, près de 10% des interventions sur le riz comprenaient un antibiotique», indiquent ainsi les chercheurs.
Manque de chiffres
La streptomycine est l’antibiotique le plus utilisé en agriculture, car il permet de lutter contre la bactérie Erwinia amylovora, qui cause ce qu’on appelle le «feu bactérien». Quand des résistances à cette molécule se font jour, alors on pulvérise généralement de l’oxytétracycline. Quelques autres substances sont parfois utilisées, mais de manière plus sporadique, comme la gentamicine au Mexique et au Costa Rica ou l’acide oxolinique en Israël.
Rares sont toutefois les statistiques sur le sujet. Selon un rapport récent réalisé conjointement par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et la Food and Drug Administration, sur 158 pays interrogés, seulement 3% avaient mis en place un système de monitoring des antibiotiques dans l’agriculture. Moins de la moitié d’entre eux possèdent une loi qui régit l’usage de ces molécules dans les cultures. Pour obtenir des chiffres, les auteurs de l’étude se sont alors tournés vers la base de données de Plantwise, un programme qui fournit aux agriculteurs des recommandations pour soigner et entretenir leurs cultures dans 33 pays situés en Afrique, en Asie et sur le continent américain.
L’antibiorésistance, une menace mondiale
Plantwise est financé par CABI, ONG à laquelle appartiennent aussi les deux auteurs de l’article. Cette association a pour but l’aide aux petits paysans, surtout dans les pays du tiers-monde. Même si la base de données n’est que partielle, et les auteurs impliqués personnellement dans le thème de leur recherche, leurs découvertes éclairent pour la première fois un problème ignoré jusque-là du grand public.
Sur la base de 436000 recommandations réalisées par Plantwise entre 2012 et 2018 dans 32 pays, les chercheurs relèvent que les antibiotiques sont souvent conseillés. «Il y a une proportion considérable de conseillers en agriculture qui recommandent des antibiotiques contre des insectes nuisibles, sans savoir que le traitement n’aura aucun effet sur eux», relève ainsi le coauteur de l’étude, Philip Taylor. Sauf en Afrique, où ces recommandations sont rares, selon cette base de données. Les auteurs suggèrent que ce serait peut-être pour des raisons de coûts.
Comme en médecine humaine ou dans l’élevage, un travail d’information et de prévention serait à mettre en place sur le terrain afin d’éviter un usage inadéquat de ces précieuses molécules, dont la plupart sont utilisées pour soigner des patients, et auxquelles des bactéries développent de plus en plus de résistance. L’antibiorésistance a en effet été décrite comme une menace mondiale par l’OMS et provoque des milliers de morts chaque année.
Pommes et poires
Historiquement, les antibiotiques ont d’abord été pulvérisés dans les plantations fruitières aux Etats-Unis. C’est pourquoi, dans ce pays, leur usage est plutôt bien documenté. Au début de 2019, en réponse à la maladie du dragon jaune (citrus greening) qui touchait les agrumes, l’agence américaine de l’environnement a par exemple proposé un traitement totalisant 292 tonnes de streptomycine pulvérisées en un an. En comparaison, le pays utilise chaque année à peine plus de 6 tonnes de la classe d’antibiotiques équivalente en médecine humaine.
Selon l’étude, au niveau mondial, l’usage des antibiotiques s’est ensuite également développé dans les champs de céréales, notamment le riz. Leur proportion serait néanmoins très faible, en comparaison avec leur diffusion à l’échelle humaine et vétérinaire. Selon la microbiologiste de l’Université du Wisconsin Patricia McManus, elle serait d’à peine 0,26% aux EtatsUnis en 2011. Mais au Costa Rica, d’autres chercheurs l’ont estimée bien plus importante.
Quoi qu’il en soit, pour Rob Reeder, coauteur de l’étude de CABI, même en petites quantités, «il a été montré que lorsque les antibiotiques sont mélangés à d’autres substances agrochimiques, les bactéries peuvent développer des résistances 100000 fois plus rapidement».
Interdit en Suisse
Les auteurs de l’étude ne disposent pas de données à l’échelle européenne. Qu’en est-il en Suisse? A l’Office fédéral de l’agriculture (OFAG), Markus Hardegger, responsable du secteur Ressources génétiques et technologies, se souvient qu’il y a quelques années les agriculteurs avaient effectivement recouru aux antibiotiques pour traiter des plantations de pommiers et de poiriers victimes du feu bactérien.
«Mais il y a cinq ans, l’autorisation d’urgence accordée n’a pas été renouvelée et l’usage des antibiotiques en agriculture en Suisse est interdit», précise aujourd’hui ce spécialiste. Les solutions consistent à appliquer des mesures préventives, qui ressemblent d’ailleurs à celles visant à éviter l’usage des pesticides, comme alterner les cultures tous les deux ou trois ans et laisser parfois les terres en jachère. ■
«Lorsque les antibiotiques sont mélangés à d’autres substances agrochimiques, les bactéries peuvent développer des résistances 100000 fois plus rapidement»
ROB REEDER, COAUTEUR DE L’ÉTUDE DE L’ONG CABI