Les dangers du révisionnisme culturel
L’hygiénisme est au cinéma de Claude Sautet ce que l’intelligence est aux émissions de Cyril Hanouna: une notion totalement abstraite. Dans son hommage au grand Michel Piccoli, un estimé collègue citait la scène du gigot de
Vincent, François, Paul… et les autres. Avant une mémorable colère qui dit tout le génie du comédien, on y voit un groupe d’amis attablés – vin, viande rouge, bière et cigarettes pour Serge Reggiani. Cette séquence est le reflet de ces années 1970 où entre manger et fumer, il ne fallait pas choisir.
Le spectateur d’aujourd’hui, habitué à plus de restrictions, se dira peut-être que l’insouciance des personnages de Claude Sautet tient de l’inconscience. Mais ce qui fait la force de ses films, et plus généralement du cinéma: ils sont profondément ancrés dans leur époque. Alors oui, forcément, on peut parfois avec le recul être choqué, ou du moins interloqué. Mais s’il y a une chose qui moi me choque, c’est le révisionnisme culturel, cette propension, exacerbée ces dernières semaines, à condamner vertement des oeuvres qui vont à l’encontre de la morale ambiante. Si #MeToo et Black Lives Matter sont des mouvements civiques nécessaires, il m’est insupportable de voir une censure sournoise s’attaquer à des films qui offrent une vision du monde qui n’est pas celle du XXIe siècle.
Oui, les westerns proposent une vision de la femme souvent machiste; mais la conquête de l’Ouest n’était pas vraiment une révolution féministe. Oui, Autant en emporte le vent met en scène des personnages afro-américains caricaturaux; mais les sudistes n’étaient pas vraiment partisans de l’abolition de l’esclavage. Il y a aussi Naissance d’une nation, réalisé en 1915 par D. W. Griffith, un long métrage capital pour la construction du langage cinématographique moderne mais qui est aussi une insupportable propagande pour le Ku Klux Klan. Voir ce film permet de se rendre compte à quel point l’industrie du cinéma – comme plus généralement les Etats-Unis – a été trop longtemps dominée par des mâles blancs conservateurs. Il ne faut pas le censurer, mais le recontextualiser.
A l’opposé, le riz Uncle Ben’s, comme d’autres marques, se doit de changer son logo. Ceux qui au nom de la liberté d’expression raillent un puritanisme visant à aseptiser la société n’ont rien compris. Le cinéma, comme la littérature, permet de comprendre la société, son évolution, ses dysfonctionnements, le travail qu’il reste à faire pour tendre vers un monde meilleur. Mais appeler une friandise chocolatée une «tête de nègre» ou utiliser une imagerie rappelant les champs de coton pour vendre du riz est injustifiable.