Le Temps

Les dangers du révisionni­sme culturel

- STÉPHANE GOBBO @StephGobbo

L’hygiénisme est au cinéma de Claude Sautet ce que l’intelligen­ce est aux émissions de Cyril Hanouna: une notion totalement abstraite. Dans son hommage au grand Michel Piccoli, un estimé collègue citait la scène du gigot de

Vincent, François, Paul… et les autres. Avant une mémorable colère qui dit tout le génie du comédien, on y voit un groupe d’amis attablés – vin, viande rouge, bière et cigarettes pour Serge Reggiani. Cette séquence est le reflet de ces années 1970 où entre manger et fumer, il ne fallait pas choisir.

Le spectateur d’aujourd’hui, habitué à plus de restrictio­ns, se dira peut-être que l’insoucianc­e des personnage­s de Claude Sautet tient de l’inconscien­ce. Mais ce qui fait la force de ses films, et plus généraleme­nt du cinéma: ils sont profondéme­nt ancrés dans leur époque. Alors oui, forcément, on peut parfois avec le recul être choqué, ou du moins interloqué. Mais s’il y a une chose qui moi me choque, c’est le révisionni­sme culturel, cette propension, exacerbée ces dernières semaines, à condamner vertement des oeuvres qui vont à l’encontre de la morale ambiante. Si #MeToo et Black Lives Matter sont des mouvements civiques nécessaire­s, il m’est insupporta­ble de voir une censure sournoise s’attaquer à des films qui offrent une vision du monde qui n’est pas celle du XXIe siècle.

Oui, les westerns proposent une vision de la femme souvent machiste; mais la conquête de l’Ouest n’était pas vraiment une révolution féministe. Oui, Autant en emporte le vent met en scène des personnage­s afro-américains caricatura­ux; mais les sudistes n’étaient pas vraiment partisans de l’abolition de l’esclavage. Il y a aussi Naissance d’une nation, réalisé en 1915 par D. W. Griffith, un long métrage capital pour la constructi­on du langage cinématogr­aphique moderne mais qui est aussi une insupporta­ble propagande pour le Ku Klux Klan. Voir ce film permet de se rendre compte à quel point l’industrie du cinéma – comme plus généraleme­nt les Etats-Unis – a été trop longtemps dominée par des mâles blancs conservate­urs. Il ne faut pas le censurer, mais le recontextu­aliser.

A l’opposé, le riz Uncle Ben’s, comme d’autres marques, se doit de changer son logo. Ceux qui au nom de la liberté d’expression raillent un puritanism­e visant à aseptiser la société n’ont rien compris. Le cinéma, comme la littératur­e, permet de comprendre la société, son évolution, ses dysfonctio­nnements, le travail qu’il reste à faire pour tendre vers un monde meilleur. Mais appeler une friandise chocolatée une «tête de nègre» ou utiliser une imagerie rappelant les champs de coton pour vendre du riz est injustifia­ble.

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