Le Temps

LE GOÛT DES MOTS DES AUTRES

- JULIEN BURRI

Ce livre prouve qu’il est encore possible de voyager hors des autoroutes du tourisme de masse

Faire connaissan­ce en apprenant les langues étrangères, c’est la recette de Corinne Desarzens pour sortir de l’entre-soi qui trop souvent nous étouffe. En une quarantain­e d’histoires foisonnant­es, elle invite à redevenir poreux au monde

Corinne Desarzens aime les mots, elle les collection­ne, les échange, en use comme de talismans dans ses voyages; elle les lance dans la conversati­on, par surprise, au moment opportun, pour produire de petites épiphanies. On a l’impression qu’elle vit pour cela: ouvrir sans cesse de nouvelles portes d’une culture à l’autre, créer des appels d’air. Que ce soit dans une rue sombre de Zanzibar, au bord du Bosphore ou lors d’une réunion de la communauté albanophon­e suisse romande à Lausanne: elle sait à chaque fois faire des étincelles.

Dans un café grec, l’écrivaine demande à des hommes attablés en solitaires: «Τι είναι ομορφιά», «Qu’est-ce qu’est la beauté?» Un pope lui répond par ce petit poème calligraph­ié: «Quatre yeux deux coeurs/s’ils s’aiment/mieux vaut l’enfer/que les séparer.» A chaque fois, un monde s’ouvre.

Elle éprouve le même plaisir à la découverte des mots écrits par d’autres – romans, poèmes, en français ou pas, d’Ossip Mandelstam à Hemingway. Pour la romancière, vient ensuite le temps de l’écriture: la transposit­ion de ces rencontres inattendue­s dans des récits foisonnant­s et généreux.

CORPS CÉLESTES

Les hommes sont des corps célestes dérivant dans leur solitude. Parfois les orbes des planètes se frôlent, une seule fois peut-être, et un contact devient possible, de mystérieus­es intersecti­ons se dessinent; ce sont ces brefs instants vertigineu­x que raconte La lune bouge lentement mais elle traverse la ville.

Lire ces 34 chapitres (auxquels s’ajoutent une préface et une postface regorgeant elles aussi d’anecdotes), c’est accéder à une somptueuse bibliothèq­ue contenue dans un seul volume. En plus de pépites en roumain, en swahili, en suisse-allemand, en géorgien, etc., le livre offre quelques pages de dessins croqués par l’écrivaine, parce que le dessin permet de «réveiller les fantômes».

Corinne Desarzens a étudié l’anglais, le russe, l’arabe, le japonais, le romanche, entre autres, pour le plaisir. Il ne faut pas y voir une recherche d’exotisme, c’est une question de survie: les mots permettent de créer du champ pour ne pas suffoquer, d’opérer une petite greffe de peau «pour réparer une gueule cassée qu’on ne soupçonnai­t même pas d’avoir». Il ne s’agit pas de fuir l’ennui, mais de maintenir son âme en vie, parce que «chaque mot est une pierre pour traverser la rivière à gué».

Son mot préféré, mamihlapin­atapei, vient du tehuelche, parlé en Terre de Feu, utilisé pour décrire l’instant où deux personnes échangent un regard, «un moment de complicité, de silence très expressif. De solitude partagée.» Une question d’intersecti­on entre les astres.

Ce livre prouve qu’il est encore possible de voyager hors des autoroutes du tourisme de masse. Il propose une nouvelle façon d’être au monde. Il s’agit de rejoindre «le sauvage, le décapé, l’ordinaire, toujours si mystérieux», de percevoir l’autre dans sa différence, de l’honorer, d’activer et de réveiller les potentiels du hasard. De créer, avec l’autre, un lien particulie­r, unique, même fugace, en renonçant au globish, l’anglais du tourisme planétaire simplifié et insipide. D’écarter les flux d’images de voyages trop lisses des réseaux sociaux pour retrouver la magie de l’inconnu, du rugueux, de l’effort. De s’effacer, de devenir invisible pour se rendre poreux au monde. Sans oublier de glisser une goutte d’amertume, dans la douceur, «pour la faire durer plus longtemps».

PORTRAIT EN CREUX

Etre touché par les mots est une question de désir: «Quelque chose de savoureux qui vous sature», confie l’auteure. «Une densité qui ne reviendra peut-être plus jamais: ça a été. Qui vous emplit à ras bord, jusques au bord – j’aime cette liaison qui amène vraiment au point ultime. Qui stupéfie et euphorise autant que de savoir nager en eau profonde, de tomber amoureux, de mettre au monde.»

A la fin, au fond des yeux de l’autre, c’est son propre reflet qui est révélé: «Ce sont toujours les étrangers qui connaissen­t, qui ressentent le mieux notre propre pays d’origine.» Et au fil de ses pages tissées d’histoires, formant des motifs aussi beaux que ceux d’un tapis persan, c’est son propre portrait que Corinne Desarzens esquisse en creux, celui d’une voyageuse, un carnet à la main. Regardez sa façon élégante de se glisser, de traverser le monde, les villes, les livres et les époques. Mystérieus­e, elle ouvre des portes là où il n’y a pas de porte.

 ?? (CORINNE DESARZENS/LA BACONNIÈRE) ?? Corinne Desarzens illustre son livre par ses propres dessins, aquarelles et planches de bande dessinée. Cette image accompagne un chapitre consacré à la langue allemande.
(CORINNE DESARZENS/LA BACONNIÈRE) Corinne Desarzens illustre son livre par ses propres dessins, aquarelles et planches de bande dessinée. Cette image accompagne un chapitre consacré à la langue allemande.
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Titre | La lune bouge lentement mais elle traverse la ville Editeur | La Baconnière Pages | 343
Genre | Récits Autrice | Corinne Desarzens Titre | La lune bouge lentement mais elle traverse la ville Editeur | La Baconnière Pages | 343

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