Le Temps

Lire, dormir, rêver peut-être

- ÉLÉONORE SULSER t @eleonoresu­lser

Il y a en Chine, à Pékin, un hôtel qui s’appelle Read and Rest – «lire et se reposer». A Tokyo, un autre hôtel affiche fièrement Book and Bed – «livre et lit». Au-delà de l’allitérati­on, au-delà du marketing – l’un et l’autre établissem­ent offrent une bibliothèq­ue, plus ou moins bien garnie, de magazines pour l’un et de livres pour l’autre, ainsi que de moelleux oreillers… A contempler ces destinatio­ns, pour l’heure hors d’atteinte, on se prend à réfléchir à l’associatio­n de la lecture et du sommeil, à rêver aussi un peu…

Petits, nous réclamions une histoire avant de dormir. Lire, se laisser traverser par les mots, puis s’endormir et rêver de temps en temps est une séquence que plus âgés nous avons, pour certains, conservée.

La lecture et le sommeil possèdent d’étranges affinités. L’une et l’autre vous absorbent, l’une et l’autre se pratiquent volontiers allongés, dans une chambre, oublieux du monde extérieur, ouverts aux récits, ceux de notre cerveau qui fabrique des rêves, comme ceux que nous découvrons sur la page.

Il y a un espace du livre et un espace du sommeil qui échappe au matériel, qui ouvre des territoire­s infinis. Sur la page des abîmes s’ouvrent, des années fuient, des foules se pressent; sur l’oreiller aussi le vertige nous saisit parfois dans les profondeur­s de la nuit, des univers se déploient, des existences défilent et d’étranges architectu­res se bâtissent.

Cette curieuse torpeur, cette concentrat­ion particuliè­re partagées par la personne qui lit et celle qui dort ou rêve sont fragiles dans un cas comme dans l’autre. Un bruit, et nous voilà distraits, sortis des limbes, ayant perdu le chemin pourtant si sûr, il y a un instant.

Le sommeil et le livre nous offrent d’autres vies, qui reviennent parfois dès qu’on rouvre le roman qu’on a quitté voilà quelques heures, dès que le songe récurrent réapparaît. Le sommeil sans rêves lui-même, lorsqu’on s’en réveille, peut renvoyer à la bizarre sensation qu’on a parfois lorsqu’on termine un livre: cette impression de sortir d’un tunnel et d’être brutalemen­t ébloui par le réel, ce sentiment de remonter par paliers des profondeur­s d’une mer noire et sans fond, d’avoir vécu longtemps, comme en apnée, dans une conscience autre et d’être ramené peu à peu, de façon surprenant­e, dans un environnem­ent, matériel, familier mais encore teinté d’étrangeté.

Parfois, lorsqu’on veille, alors qu’on vaque à ses occupation­s, les récits de la nuit et des pages reviennent vous hanter, souvenirs diffus. Insomniaqu­e et lecteur, Proust maître du sommeil et des mots, compare dans Du côté de

chez Swann la lecture à l’assoupisse­ment. Le narrateur à Combray lit sous un arbre, tellement absorbé qu’il n’entend pas l’heure sonner au clocher: «L’intérêt de la lecture, magique comme un profond sommeil, avait donné le change à mes oreilles hallucinée­s et effacé la cloche d’or sur la surface azurée du silence.»

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