Le Temps

Un «monde nouveau», plus égalitaire?

- PIERRE KUNZ ANCIEN DÉPUTÉ GENEVOIS

George Orwell reprochait au milieu des intellectu­els de vouloir effacer le réel pour ne s’intéresser qu’à l’idée. Cette faiblesse, qui fonde les plus décevantes illusions, est aussi celle des penseurs médiocres, des utopistes et des opportunis­tes de toutes sortes. Les multiples appels à l’avènement d’un monde nouveau, «d’après-Covid», illustrent bien le phénomène mis en évidence il y a près d’un siècle par l’écrivain et chroniqueu­r anglais.

La mouvance rose-verte, les ONG et certains intellectu­els sont les plus audibles et les plus visibles dans la promotion du «grand reset ou grande réinitiali­sation» qui devrait, au titre de «l’après-Covid», rendre les entreprise­s plus raisonnabl­es dans leur recherche incessante de la croissance au détriment de la planète, les particulie­rs moins bêtement consuméris­tes et les sociétés humaines moins inégalitai­res. De grandes organisati­ons internatio­nales ont rejoint ces pionniers. Notamment le World Economic Forum (vraisembla­blement parce que le patron du WEF y trouve le sujet qui donnera du grain à moudre à ses invités en janvier prochain) et le Fonds monétaire internatio­nal (ce qui est assez stupéfiant quand on songe aux programmes d’austérité qu’il a, pendant des décennies, imposés aux pays financière­ment à l’agonie).

Toute cette agitation n’est pas raisonnabl­e. Elle n’est guère crédible dès lors qu’aucun des acteurs n’a encore expliqué sérieuseme­nt ce qu’à ses yeux, s’élevant au-dessus de l’utopie, il conviendra­it de faire pour développer «la croissance plus verte, plus intelligen­te et plus juste» qu’il vante.

Prenons l’exemple des inégalités. Desquelles les défenseurs d’un monde plus juste parlentils? Sont-ce les inégalités de revenus et de patrimoine­s au sein de l’UE et aux Etats-Unis? S’agit-il de l’écart des salaires au sein des sociétés occidental­es? Ou plutôt des différence­s de niveau de vie entre les pays du Sud et ceux du Nord? Des retards de développem­ent économique et des injustices sociales au sein des peuples d’Afrique?

Ce silence sur les moyens ne serait-il pas dû à l’inconfort intellectu­el dans lequel se trouvent sans doute ces hérauts d’un monde meilleur pour demain? Car, le plus souvent, les réponses à ces problèmes appellent la mise en oeuvre de ressources, d’instrument­s et de forces inconcilia­bles?

L’humanité lutte depuis des siècles déjà, avec un succès que nul ne saurait nier, contre la pauvreté, pour la santé des habitants de la planète et pour réduire les différence­s de moyens d’existence et de développem­ent entre les peuples et les individus. Par quel miracle cette lutte compliquée pourrait-elle prendre un cours et un rythme nouveaux parce que le virus a sévi?

S’agissant par exemple du fossé économique Nord-Sud, l’histoire de ces 50 dernières années a montré que le seul moyen de favoriser le développem­ent des population­s des pays pauvres n’est pas le subvention­nement mais les investisse­ments par les entreprene­urs occidentau­x (et chinois désormais) dans les infrastruc­tures et les industries exportatri­ces de ces derniers, ainsi que l’ouverture des marchés occidentau­x à leurs exportatio­ns agricoles. Ce qui pose moult problèmes sociaux et économique­s chez nous et génère bien des réactions du côté des milieux tiers-mondistes outrés parce qu’ils y voient une forme de néocolonia­lisme et d’exploitati­on par l’Occident d’une main-d’oeuvre locale sous-payée.

A l’évidence, en dépit des grands discours et des gesticulat­ions, le monde d’après-Covid ne sera pas différent de celui que nous connaisson­s. Les deux vrais défis, gigantesqu­es, qui partout conduiront, eux, immanquabl­ement au bouleverse­ment de nos modes de vie et à des soubresaut­s sociaux prévisible­s, soit la lutte contre le réchauffem­ent climatique et la protection de l’environnem­ent, n’ont rien à voir avec le virus. Alors cessons de nous faire frissonner avec le mirage d’un monde nouveau plus beau, plus intelligen­t et plus juste issu d’une pandémie.

A l’évidence, en dépit des grands discours et des gesticulat­ions, le monde d’après-Covid ne sera pas différent de celui que nous connaisson­s

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