Le Temps

Anoush Abrar, la photo en remettant l’humain au centre de l’image

«J’essaie très vite de casser le rapport formel, de me rapprocher de la personne, d’établir un rapport de confiance, de déconner. Je provoque aussi cela par le toucher» Aussi à l’aise avec une star que face à des anonymes, le photograph­e et portraitis­te v

- STÉPHANE GOBBO @StephGobbo

Un peu d’huile de massage et quelques gouttes d’eau négligemme­nt vaporisées. Sur un des portraits récemment publiés dans T, le magazine proposé vingt fois l’an dans l’édition week-end du Temps, Joël Dicker apparaît légèrement en sueur. Dans le long entretien proposé à l’occasion de la sortie de son cinquième roman, l’écrivain genevois évoque son rapport à l’exercice physique. Le shooting a été réalisé dans la salle de sport qu’il fréquente. Mais pas question pour Anoush Abrar de lui faire lever des poids afin qu’il transpire. «Il aurait eu le visage rouge», explique le photograph­e. D’où le truc de l’huile de massage et de l’eau.

Pour réaliser un beau portrait, il faut de l’empathie, il est nécessaire d’aimer les gens, dit Anoush Abrar. Inutile de bousculer un modèle, de le pousser dans ses derniers retranchem­ents ou d’être à l’opposé totalement froid et distant. Il est de ceux qui pensent que le facteur humain doit être le moteur de tout travail artistique. «J’essaie très vite de casser le rapport formel, de me rapprocher de la personne, d’établir un rapport de confiance, de déconner. Je provoque aussi cela par le toucher.» Souvent, une simple main sur l’épaule suffit pour obtenir une collaborat­ion totale.

Le goût de l’inédit

Anoush Abrar a aussi bien photograph­ié des stars que des anonymes. Face à une Isabelle Adjani anxieuse, il a dû se faire rassurant. Dans les coulisses d’un bar VIP du Montreux Jazz, il a demandé à Quincy Jones de cacher sa main avec son visage. Interloqué, le producteur a fini par éclater de rire, moment propice à un portrait inédit. «Je n’aime pas que les gens fassent ce qu’ils ont l’habitude de faire. J’aime tester des choses inhabituel­les.» Parfois, le Lausannois n’a besoin que de trente secondes pour provoquer quelque chose.

A l’occasion des 125 ans de la Vaudoise Assurances, le diplômé de l’Ecole cantonale d’art de Lausanne (ECAL), où il enseigne depuis 2003, a réalisé pour une publicatio­n 125 portraits en noir et blanc d’employés de tous horizons. Pas de légendes, aucune hiérarchie. Que des visages, des femmes et des hommes ordinaires, qu’ils soient stagiaires ou membres de la direction.

Chaque personne doit se sentir belle. Tout le monde mérite d’être photograph­ié, il n’y a pas de mauvais modèle, affirme-t-il. Et s’il accepte volontiers de gommer un détail éphémère qui viendrait déranger l’image, comme un bouton impromptu, il refuse par contre de se prêter au jeu des retouches numériques. Enlever des rides, lisser la peau ne fait pas partie de son approche du portrait.

Né à Téhéran, Anoush Abrar est arrivé en Suisse à 5 ans. De sa petite enfance, il se souvient d’une explosion qui a fait trembler les vitres et de l’odeur du milk-shake à la banane que lui préparait sa grand-mère. Il fait partie de ces Iraniens apatrides, sans passeport, qui ne peuvent plus retourner dans leur pays d’origine. «D’une certaine manière, je me sens encore plus Suisse qu’un Suisse», rigole-t-il. Après un cursus en électroniq­ue à l’Ecole des métiers de Lausanne, il est promis à des études d’ingénierie. Mais le facteur humain lui manque. Il décide de provoquer le destin et, sans en parler à ses parents, tente de s’inscrire dans des écoles d’art.

«J’ai été refusé partout, mais l’ECAL m’a dit que Pierre Keller prenait une journée pour recevoir les candidats qui n’avaient pas été retenus. Je m’assois face à lui, il ouvre mon portfolio et me lance: «Je vous prends, mais il va falloir bosser, sinon c’est dehors!» Anoush Abrar a un semestre pour prouver ce qu’il vaut. «C’était le génie de Keller: il prenait en conditionn­elle des étudiants qui, du coup, travaillai­ent beaucoup plus que les autres.» Son père est d’abord fâché, ne valide pas ce virage soudain. Jusqu’au jour où il découvre le nom de son fils dans les journaux. Aujourd’hui, dès qu’il trouve un vieil appareil dans une brocante, il le lui offre. Un moyen détourné de dire sa fierté.

Sacre londonien

Très vite, Anoush Abrar se spécialise dans la photo de mode et le portrait. Il est publié, gagne des prix, son travail est montré à Hyères et à Arles, mais aussi aux Etats-Unis et en Asie. En 2005, il fait partie de la première volée du projet reGenerati­on, proposé tous les cinq ans par le Musée de l’Elysée afin de mettre en lumière la relève de la photograph­ie internatio­nale.

Il a été exposé trois fois à la National Portrait Gallery de Londres dans le cadre d’un grand concours qui voit 50 images sélectionn­ées sur quelque 5000 propositio­ns. Il figurera à deux reprises parmi les quatre lauréats et vivra un temps entre Londres et Lausanne. «J’ai un côté caméléon. Je suis aussi à l’aise dans les milieux populaires du Kosovo que dans le monde très codifié des geishas japonaises», glisse-t-il, évoquant deux projets personnels qui lui tiennent à coeur.

Sur la couverture de T, Joël Dicker apparaît ténébreux, plus proche d’un Marlon Brando que de l’image du gendre idéal qu’il véhicule. Anoush Abrar est satisfait de ce cliché, qui révèle une autre facette de l’écrivain. Son secret: se focaliser non sur l’image à prendre, mais sur la personne qu’il a en face de lui. «Mon mentor, Pierre Fantys, disait qu’un appareil photo, c’est comme un violon: plus on en joue, moins on le regarde. C’est ce que je fais. Je prends des photos sans qu’on le remarque et les retravaill­e très vite afin de pouvoir instantané­ment montrer le résultat final.»

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