Le Temps

LES COULISSES DE NOTRE ENQUÊTE

NOTRE AMBITION ÉTAIT DE SUIVRE LA TRAJECTOIR­E DE LA VIOLENCE CONJUGALE DEPUIS SA NAISSANCE AU SEIN DU FOYER. NOUS VOULIONS COMPRENDRE COMMENT L’ENGRENAGE SE MET EN PLACE POUR DURER PARFOIS DES ANNÉES

- SYLVIA REVELLO, CÉLINE ZÜND, MICHEL GUILLAUME @sylviareve­llo @celinezund @mfguillaum­e

POURQUOI AVOIR CHOISI DE PARLER DE LA VIOLENCE CONJUGALE EN PARTICULIE­R?

Longtemps cantonnée à la sphère privée, la violence conjugale est aujourd’hui un enjeu politique et social omniprésen­t dans l’espace public. Nous avons fait le choix de nous concentrer sur les violences au sein du couple en excluant les autres délits commis dans le cadre familial (des parents envers les enfants, des adolescent­s envers les parents ou personnes âgées, entre frères et soeurs, etc.) Notre but était de nous pencher sur cette prise de conscience d’un phénomène dans lequel les inégalités entre les sexes jouent un rôle clé. Pour illustrer les mécanismes de la violence, les rapports de dépendance économique ou encore le poids des pressions familiales, nous avons choisi de nous focaliser sur les relations entre partenaire­s, mariés ou non.

COMMENT RECUEILLIR LA PAROLE DES VICTIMES?

Les centres d’aide aux victimes ainsi que les associatio­ns nous ont permis d’entrer en contact avec des femmes et des hommes qui avaient vécu des violences physiques, psychologi­ques ou économique­s dans leur relation de couple. Rares et précieux, ces témoignage­s ont nécessité une mise en confiance totale et une grande prudence, les victimes étant parfois encore dans l’attente d’une décision de justice ou simplement terrorisée­s à l’idée d’être reconnues. Pour préserver

l’anonymat des témoins, nous avons illustré cette enquête par des dessins qui amènent une part de créativité au propos, à défaut de portraits photograph­iques. Ainsi, l’iconograph­e responsabl­e du dossier a confié le soin de réaliser les images à l’illustrate­ur et artiste genevois Kalonji. Ensemble, ils ont défini un fil rouge visuel, sur la base de nombreux échanges autour de ce thème particuliè­rement sensible qu’ils voulaient traiter dans le respect des victimes.

COMMENT PARLER DES HOMMES VIOLENTÉS?

Nous n’avons pas réussi à briser le tabou des hommes battus physiqueme­nt: aucun n’a souhaité prendre la parole publiqueme­nt. C’est simple: plusieurs d’entre eux, même lorsqu’ils intervienn­ent parfois dans des débats publics à divers titres, refusent de parler à visage découvert. L’un d’entre eux a confié qu’il craignait de perdre toute crédibilit­é sur le plan politique s’il avouait avoir été frappé. Tous – sans exception – se plaignent que leur souffrance ne soit toujours pas prise suffisamme­nt au sérieux par la société, y compris par les bureaux de l’égalité cantonaux et fédéraux. Tous sont aussi persuadés qu’ils sont plus nombreux que les statistiqu­es ne le disent.

QUELLES DIFFICULTÉ­S AVONS-NOUS RENCONTRÉE­S AU COURS DE L’ENQUÊTE?

Notre ambition de départ était de suivre la trajectoir­e de la violence depuis sa naissance au sein du foyer. Nous voulions comprendre comment l’engrenage se met en place pour durer parfois des années et, un jour, se briser. Cela supposait aussi de suivre le parcours d’une plainte, du poste de police au tribunal, pour documenter la quête, souvent longue et incertaine, de justice. Compte tenu de l’histoire des personnes que nous avons choisi de suivre, cette dernière étape n’a pas pu être réalisée. Les plaintes, si elles ont été déposées, sont pour la plupart en cours d’instructio­n. Devoir évoquer cette épreuve judiciaire cruciale par des statistiqu­es plutôt que des témoignage­s individuel­s reste un regret.

QUE FAUT-IL RETENIR?

Malgré les progrès évidents de ces dernières décennies, de nombreux tabous subsistent autour des violences au sein du couple. La plupart des victimes, hommes ou femmes, renoncent encore à porter plainte et encaissent la violence durant de longues années avant de la dénoncer: c’est ce qui ressort de notre enquête, qui a duré plusieurs mois. S’ils permettent de retracer l’origine d’une prise de conscience, les témoignage­s recueillis illustrent aussi l’ampleur du chemin à parcourir pour que les victimes soient mieux écoutées, mieux prises en charge et mieux défendues.

Rares et précieux, ces témoignage­s ont nécessité une mise en confiance totale et une grande prudence

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