2020, une année géographique
Du temps où j’étais étudiante, ma petite section de géographie avait produit une théorie promotionnelle imparable: la géographie, disions-nous, est le fondement des comportements humains. Pas de sociologie, d’histoire ou d’économie qui ne soient conditionnées par la position géographique des territoires. Bien que péremptoire, le propos ne m’a jamais quittée. Je l’ai revisité à plaisir tout au long de cette année: l’espace est bien au commencement de l’action. En janvier et février, l’espace mondial nous est apparu sous sa réalité dangereuse du fait d’un virus sans identité. Nous nous sommes aussitôt précipités dans nos tanières nationales, 193 Etats enserrés dans des frontières légales, que nous avons fermées. La planète Terre que nous regardions comme un bien commun était assaillie d’un mal commun sans aucune instance déléguée à sa défense. L’Organisation mondiale de la santé (OMS), cénacle savant dépourvu de pouvoir ou d’armée, s’est révélée utile par ses avis mais impuissante dans la conduite de l’action, les rivalités nationales prenant le pas sur l’effort collectif. La perception de l’espace monde est trop récente par rapport à celle, millénaire, des espaces régionaux pour avoir acquis les moyens d’une politique à son niveau. Il est toutefois intéressant de noter qu’en exposant dramatiquement le manque, la pandémie a fait progresser cette perception: il est désormais question d’une OMS plus coopérative, au sein de laquelle «les souverainetés nationales deviendront plus intelligentes (smart)», c’est-à-dire conscientes des catastrophes où les mènerait leur absolutisme.
En mars et avril, enfermés dans nos pays respectifs, nous avons éprouvé en profondeur leur signification: des espaces séparés et fiers de leurs différences; des populations soumises à des pouvoirs plus ou moins éclairés auxquels il faut adhérer faute de choix; des solidarités de circonstance toujours prêtes à exploser dans le ressentiment. Nous nous sommes retrouvés entre nous, compatriotes et résidents, résignés mais pas vraiment contents. La pandémie a montré que si l’espace national est inévitable, il n’est pas suffisant. Il y manque le large, la possibilité du monde, les voyages, les affaires avec les autres, ceux qui viennent et ceux qui vont.
Arguant des risques des déplacements «à l’étranger», les gouvernements nous incitent à prendre nos vacances «au pays», manière aussi de relancer nos économies touristiques. L’idée n’est pas absurde mais elle cache le sacrifice qu’il faudrait faire d’un ailleurs, hors des confins. Le domaine clôturé des 193 nations qui se partagent jalousement l’espace de la Terre déborde de désirs de fuite. Le tourisme et la migration en sont l’irritation génétique.
Au comble de cette année géographique, nous avons aussi été confinés chez nous, avec plus ou moins de rigueur. En maîtres des subsistances domestiques, nous avons commencé par faire des réserves, comme pour un siège: pâtes, huile, papier-toilette. Puis nous avons organisé nos espaces individuels dans l’espace de la maison, et notre temps individuel au sein du temps collectif. La pandémie est entrée chez nous par la télévision, amplifiée à l’extrême. Nous nous sommes demandé qui nous étions au milieu de ce monde dangereux. Nous avons bricolé des réponses. Nous avons patienté en attendant de pouvoir sortir. Et après toutes ces semaines au dedans, nous nous sommes jetés dehors. Le dedans et le dehors ne vont pas sans l’autre, nous en avons maintenant l’expérience physique. Le confinement domiciliaire n’est pas plus vivable que le confinement national. Ayant marché sur la Lune, les vivants du XXIe siècle aspirent à parcourir les espaces à leur portée. Leur mouvement ne peut être arrêté. Je l’observe avec un masque sur la figure, confinée dans mon propre corps, à distance sanitaire des autres, en attendant de pouvoir les embrasser, avec leur consentement bien sûr.