Françoise Vergès: «Quand les plus exploités seront libres, tout le monde sera libre»
Les mouvements féministes, antiracistes et pro-climat se côtoient sur les pancartes des manifestants. Pour la politiste Françoise Vergès, cette «convergence des luttes» est bien réelle, mais le racisme demeure
Sur les pancartes du 14 juin dernier, lors de la grève des femmes, les slogans féministes s’accompagnaient souvent de messages antiracistes, voire d’autres encore pour une justice climatique. Des protestations qui s’expriment parfois lors d’événements différenciés, mais se rejoignent en d’autres occasions. Peut-on parler d’un renouveau des mouvements sociaux, voire d’une convergence des luttes?
Pour aborder ces questions, Le Temps a sollicité Françoise Vergès, politiste, militante féministe décoloniale* antiraciste, spécialiste de l’esclavage et de l’histoire coloniale. Française ayant grandi à La Réunion, Françoise Vergès est titulaire d’un doctorat en sciences politiques de l’Université de Berkeley (Etats-Unis). Autrice de nombreux ouvrages en français comme en anglais, sur Frantz Fanon, Aimé Césaire, la colonisation et la racialisation, elle est aussi cofondatrice du collectif Décoloniser les arts!, qui milite pour une meilleure représentation des minorités ethniques dans les institutions publiques, comme dans les domaines artistique et culturel. Françoise Vergès a également présidé le Comité national français pour la mémoire et l’histoire de l’esclavage de 2009 à 2012.
Vous qui êtes engagée de longue date et avez vu passer beaucoup de mobilisations, notamment antiracistes et féministes dans les années 1970-1980, comment analysez-vous ce qui se passe dans le monde à la suite de la mort de George Floyd? Disons que le terrain avait été préparé. Black Lives Matter existe depuis 2013 et, ces dernières années, on a vu émerger des mouvements sociaux en Algérie, au Mexique, au Chili, en France et ailleurs dont les demandes croisaient anti-féminicide, justice environnementale, droits des peuples, lutte contre les violences d’Etat.
Et puis, le confinement est arrivé et a donné une incroyable visibilité aux inégalités et aux injustices raciales, sociales, genrées, et a montré que c’était le résultat de politiques néolibérales. A cette colère juste s’est ajouté l’assassinat de George Floyd, en direct, rendu d’autant plus insupportable par l’air placide du policier qui le tuait. Il se sentait totalement habilité à le faire. Ce fut décisif: comment prétendre que c’était un accident, qu’il y avait peut-être des raisons, etc.? Cet assassinat ou lynchage, loin d’être le premier, a constitué l’étincelle pour que la colère devienne mondiale.
Déboulonner les statues, renommer les rues pour visibiliser les femmes: s’attaquer à l’espace public est-il incontournable? Oui, mais il y a deux choses: les villes aujourd’hui en Europe ne sont accueillantes ni pour les femmes, ni pour les migrants, ni les SDF, ni les Noirs, ni les Arabes, ni les handicapés. Les exemples abondent, du harcèlement de rue au fait que les infrastructures sont conçues pour des hommes valides de classe moyenne et en pleine forme physique. Ce sont des villes inhospitalières. Pour qu’elles soient accueillantes à toutes et à tous, il faut modifier l’espace public.
Ensuite, aussi importante, il y a la question de la mémoire… Quelle sera la forme d’inscription mémorielle qui rendra la ville accueillante à tout le monde? A Paris, la majorité des statues représentent des hommes blancs, militaires, coloniaux. Je suis pour déboulonner les statues, mais je ne suis pas pour remplacer les esclavagistes blancs par d’autres hommes. On valorise toujours l’individu, le pouvoir, la conquête. Pourquoi ne pas dresser un monument à la Révolution haïtienne? Imaginer des formes qui s’inscrivent moins dans une esthétique de la démesure, du monumental écrasant, qui évoque toujours le pouvoir.
D’aucuns parlent de «convergence des luttes» antiracistes, féministes et environnementales. Y croyez-vous? Il y a une convergence, mais la question est de savoir comment elle va s’exprimer dans les faits. Il ne peut pas y avoir de lutte antiraciste sans qu’elle soit anticapitaliste, et la lutte antiraciste est aussi une lutte environnementale: on le voit aux Etats-Unis chez les Amérindiens qui se battent pour leurs terres. La convergence est trop souvent une opération additive, l’effort est de penser, par exemple, qu’il ne peut y avoir de justice environnementale sans justice raciale et féministe. Je pense que des tentatives de formulation émergent: le terme d’intersectionnalité me semble bon, mais encore faut-il trouver comment le mettre en acte, sans tomber dans l’expression trop simple du «n’oublions pas ces autres qui luttent aussi».
A ce propos, le dénominateur commun à ces combats n’est-il pas la lutte contre «l’homme blanc favorisé et inconscient de ses privilèges»? C’est un des éléments du combat, mais ce sont surtout des luttes contre le pouvoir, le pouvoir qui opprime, qui exploite. Contre le principe de domination. Dès qu’il y a domination, il y a de l’injustice et des inégalités. Des castes se mettent place et ne bougent plus: il y a les hommes blancs, mais en Afrique ou en Inde, il existe aussi des structures de domination. La discussion sur le privilège blanc sert, en Occident, à comprendre ce que signifie «être blanc», car le Blanc a été fabriqué. Vous pouvez ne plus vouloir être blanc, cela ne s’arrête pas à la couleur de peau, il s’agit d’une structure de domination qu’on ne peut que vouloir défaire.
Dans votre dernier livre, «Un Féminisme décolonial», vous parlez d’enchevêtrement des inégalités: les femmes racisées subissent la double discrimination du genre et de la couleur de peau, et ce sont elles qui occupent les emplois les plus précaires. Mais vous écrivez aussi que le combat le plus important est la lutte antiraciste. Pourquoi cette hiérarchisation? Parce que le racisme est un des fondements de l’oppression.
Le racisme au sens de racisation, de fabrication d’injustices et d’inégalités. Je me range d’ailleurs du côté des féministes noires d’Amérique du Nord et du Brésil qui soutiennent qu’il n’y aurait pas eu de capitalisme sans esclavage. On a bien connu ces processus de racisation en Europe, avec l’antisémitisme meurtrier des pogroms et du génocide. De vies transformées en vies jetables, en surplus. L’esclavage, c’est l’exploitation qui produit inévitablement une mort prématurée.
On a vu d’ailleurs avec la pandémie que ce sont les communautés noires, pauvres, qui ont été les plus touchées, au Brésil, en France, aux Etats-Unis et ailleurs. Le racisme continue à être au coeur de la manière dont le système d’exploitation et d’injustice fonctionne. Quand les personnes les plus exploitées seront libres, tout le monde sera libre. Quand ces femmes noires exploitées qui nettoient le monde seront libres, nous serons libres.
Vous réprouvez le terme de «nouvelle vague» qui, selon vous, efface le processus historique des luttes… Comment nommer, alors, ce phénomène d’intensification des mobilisations que nous vivons? La vague, c’est comme si la mer était plate, et hop! une vague arrive. La résurgence de mouvements, notamment féministes, aujourd’hui s’appuie sur tout le travail qui se fait à tout moment, les publications scientifiques et militantes, les actions, etc. On pourrait donc parler de résurgence: c’est souterrain, l’eau coule toujours, elle ne s’est pas arrêtée, elle resurgit tout d’un coup avec une source. Cette image me semblerait plus juste.
Il s’agit aussi d’interroger la fabrication du visible et de l’invisible, car on fait comme si ce qui est invisible aux médias, au pouvoir, n’existerait pas, alors que les mouvements sociaux ainsi que les mobilisations qu’ils génèrent ne surgissent pas de nulle part. Cela dit, ce qui se passe en ce moment est formidable. Il faut continuer à lutter, ne pas se décourager, car on n’obtient jamais rien sans détermination et patience.
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«Il ne peut y avoir de justice environnementale sans justice raciale et féministe»
«Quand les personnes les plus exploitées seront libres, tout le monde sera libre»
* Le féminisme décolonial ne se focalise pas sur l’égalité de genre mais se place du point de vue des femmes racisées, dénonce un féminisme «civilisationnel» qui a éludé la lutte antiraciste, et critique surtout un capitalisme néolibéral racial et patriarcal.