Le Temps

Ecrire sur l’affaire Maudet, les précisions de notre journalist­e Fati Mansour

Violation du secret de l’instructio­n, instrument­alisation des médias: des cris d’orfraie sont poussés à chaque article révélant les dessous de la procédure pénale visant le conseiller d’Etat genevois. Quelques précisions pour remettre l’église au milieu d

- FATI MANSOUR @fatimansou­r

Boum. C’était à la mi-mai 2018. Une première déflagrati­on dans l’affaire qui allait mettre Genève en ébullition et submerger la journalist­e que je suis. Pierre Maudet, flamboyant conseiller d’Etat tout juste réélu au premier tour, ministre chargé de la Sécurité et de l’Economie, président pressenti du futur gouverneme­nt, s’empêtrait dans des explicatio­ns confuses s’agissant d’un voyage à Abu Dhabi. Sans que personne ne puisse encore mesurer l’ampleur que cette histoire allait prendre, tous les signaux indiquaien­t un feuilleton politico-judiciaire long et trépidant. Adieu (ou presque) les procès, les détenus qui croupissen­t sans fin en prison, les priorités pénales et autres dadas habituels. Mon pouls, comme celui de la République, allait battre au rythme de cette actualité exceptionn­elle.

Un record absolu

Les chiffres ne démentent pas ce sentiment intérieur. En l’espace de deux ans, j’ai signé 67 articles concernant les tourments de Pierre Maudet. En raison de sa personnali­té et de sa fonction, une mine de sujets s’imposait. Il fallait suivre, bien sûr, les apparition­s en série d’un gouverneme­nt hébété dès l’annonce d’une prochaine mise en prévention, poser d’emblée, même quelques heures avant l’aveu du mensonge, une question évidente et encore peu populaire: «Avez-vous songé à démissionn­er?» Il fallait aussi aborder les enjeux institutio­nnels, la proximité – voire les tensions – entre le ministre et le procureur général, s’interroger sur les difficulté­s de l’enquête, expliquer la notion d’avantage, rappeler les contours de l’immunité, traquer les péripéties procédural­es (demandes de récusation ou nouveau volet) et les convocatio­ns de témoins plus ou moins célèbres, sans oublier le psychodram­e au PLR.

Sur ce total, quatre articles (dont deux volumineux) ont porté sur les procès-verbaux d’audience. Ce sont ceux qui fâchent le plus. Fuites et acharnemen­t médiatique sont régulièrem­ent dénoncés – souvent avec une bonne dose de mauvaise foi – dès qu’il s’agit de mettre en lumière le fond du dossier et le fonctionne­ment très particulie­r de Pierre Maudet. Il faut répéter que le secret de l’instructio­n n’existe pas (ou plus pour les cantons qui le pratiquaie­nt avant l’unificatio­n des codes). Les parties (soit les cinq prévenus), et leurs avocats, sont libres de communique­r sur la procédure, sauf si le Ministère public leur impose de garder le silence. Une telle injonction, mesure exceptionn­elle et limitée dans le temps, ne frappe pas cette affaire.

Quant à l’instrument­alisation, c’est un facteur auquel tout journalist­e doit par principe être attentif. Il y a plusieurs manières de s’en prémunir: prendre l’initiative de l’enquête, se laisser guider par l’intérêt public, ne jamais vendre son âme pour une informatio­n et traiter le sujet de manière complète (s’assurer d’un accès à la totalité du dossier ou du document en question) tout en livrant une lecture équilibrée. L’échange de messages entre Pierre Maudet et Simon Brandt, évoquant moult combines, est justement un bon exemple pour illustrer cette démarche.

Après avoir lu dans la presse locale que l’audience du 23 juin dernier avait avorté en raison de l’absence du témoin Simon Brandt et que rien d’intéressan­t ne se passait plus dans cette procédure, ma curiosité s’est naturellem­ent éveillée face à ce qui ressemblai­t bien à une manoeuvre de désinforma­tion. Les recherches ont porté leurs fruits. Non seulement l’audience avait eu lieu mais elle avait duré quarante-cinq minutes et porté sur un élément nouveau qui éclaire la manière avec laquelle le conseiller d’Etat et ses proches intriguaie­nt encore deux jours avant l’acte de contrition télévisé sur le mensonge d’Abu Dhabi.

Sortir de l’ombre

Sans vouloir user de mots ronflants, c’est bien le devoir du journalist­e que de s’intéresser au comporteme­nt et aux éventuelle­s infraction­s commises par un ministre, de surcroît encore en exercice, de ne pas prendre pour argent comptant les déclaratio­ns lénifiante­s destinées à noyer le poisson et d’analyser la contre-attaque visant à déstabilis­er le parquet.

C’est d’autant plus vrai qu’avec la nouvelle procédure pénale, le procès se limite souvent à l’interrogat­oire des prévenus et aux plaidoirie­s, laissant dans l’ombre d’une pile de classeurs la grande partie des éléments qui ne sont peut-être pas capitaux pour rendre un verdict, mais qui sont passionnan­ts et essentiels pour comprendre le tableau dans son ensemble.

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(MARTIAL TREZZINI/KEYSTONE)

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