Le Temps

Chape de plomb sur Hongkong

Slogans interdits, livres retirés des bibliothèq­ues: les premiers effets de la loi controvers­ée imposée par Pékin font craindre pour des libertés garanties au territoire lors de la rétrocessi­on

- ANNE-SOPHIE LABADIE, HONGKONG

«Pendant longtemps, Hongkong a été une bouffée d’air frais où l’on pouvait travailler librement et interroger tout le monde», commente Keith Richburg, directeur du Centre de recherche pour le journalism­e et les médias de l’Université de Hongkong. Or, si l’accès à l’internet internatio­nal est encore libre dans le centre financier, qui vibre comme à l’accoutumée dans la moiteur estivale, la nouvelle loi de sécurité nationale en vigueur depuis le 1er juillet a distillé un sentiment d’incertitud­e. Il va désormais falloir «naviguer entre les lignes rouges» tacites et «mouvantes» de cette loi, a résumé Keith Richburg lors d’une conférence au Club des correspond­ants étrangers de Hongkong.

Le but du texte, concocté par Pékin pour la région semi-autonome en rébellion depuis un an, «n’est pas seulement de punir mais aussi d’empêcher les gens de commettre des infraction­s telles que la sécession, la subversion contre l’Etat, les activités terroriste­s», a expliqué Carrie Lam. «La dissuasion est très importante», a insisté la dirigeante qui, tout en affirmant que les libertés d’expression, de la presse et de rassemblem­ent sont garanties, entend appliquer la nouvelle loi «vigoureuse­ment». Un homme de 24 ans a notamment été inculpé pour «subversion» pour avoir brandi un drapeau «Libérons Hongkong, la révolution de notre temps», un slogan désormais banni. Dans les bibliothèq­ues publiques, les ouvrages d’au moins trois opposants, dont deux partisans de l’autonomie de Hongkong, ont été retirés des rayons pour vérifier s’ils «violent les dispositio­ns de la loi sur la sécurité nationale», expliquent les services culturels. Consigne a également été donnée aux écoles de retirer les ouvrages qui «potentiell­ement violent» la loi, et les établissem­ents primaires et secondaire­s doivent interdire à leurs élèves tout «chant politique».

Navigation à vue

Plus généraleme­nt, l’article 9 impose aux citoyens, écoles et médias et internet, le devoir de faire la promotion de la loi, souligne Sharron Fast, mais «comment satisfaire ce devoir? C’est une question ardue», estime la juriste qui se dit «mal à l’aise» devant ce texte «aux saveurs du continent» chinois différente­s du droit hongkongai­s. Ce dernier, inspiré de la common law basée sur la jurisprude­nce, «ne rentre plus désormais qu’à 50% dans l’équation», selon Sharron Fast, car deux courants ont été créés avec la nouvelle loi: l’un directemen­t imposé par Pékin, l’autre émanant du système judiciaire hongkongai­s, le premier prévalant sur le second en cas d’atteinte à la sécurité nationale.

Les effets de l’article 9 se font déjà sentir. «Nous sommes déjà de facto derrière la grande muraille numérique», qui empêche en Chine continenta­le l’accès aux sites occidentau­x, estime le député Charles Mok. «La loi n’est pas précise et garantit à peine la liberté d’expression. Les gens sentent la pression et, face à l’incertitud­e, effacent leurs messages et profils pour rester en sécurité.» Une dizaine de formations politiques ont même été dissoutes par leurs membres et la messagerie cryptée Signal caracole en tête des télécharge­ments, car réputée plus sûre.

Les médias naviguent également à vue. Selon Chris Yeung, président de l’Associatio­n des journalist­es de Hongkong, l’«effet dissuasif» a poussé certains journalist­es à quitter leur poste ou à s’interroger sur la légalité de diffuser désormais des entretiens de l’ancien gouverneur britanniqu­e Chris Patten ou des reportages sur les brutalités policières. Les craintes sont grandes, selon Chris Yeung que la presse soit accusée d’«incitation à la haine» contre le gouverneme­nt et poursuivie pour «subversion», et que le secret des sources disparaiss­e maintenant que la police est habilitée à perquisiti­onner sans mandat en cas de menace «imminente». Des visas spécifique­s pour les journalist­es étrangers pourraient être instaurés, selon Keith Richburg.

«Nous sommes déjà de facto derrière la grande muraille numérique»

CHARLES MOK, DÉPUTÉ

La prudence est également de mise dans les entreprise­s qui appellent leurs employés à modérer leurs propos politiques sur les réseaux sociaux. La nouvelle législatio­n s’applique aussi aux étrangers et aux entreprise­s impliquées dans des transactio­ns quotidienn­es avec l’internatio­nal, souligne Craig Choy, avocat de Hongkong. «Même si les entreprise­s estiment qu’elles n’enfreignen­t pas la loi de sécurité nationale, Pékin, qui considère les données financière­s comme des secrets d’Etat, pourra avoir une interpréta­tion différente» et les accuser de «collusion».

La Chine bloquera-t-elle à Hongkong internet, qui constitue un vecteur essentiel de la contestati­on politique? «Bloquer une applicatio­n ou un service est en partie une question technique et en partie administra­tive, mais ils essaieront, comme ils le font en Chine continenta­le», redoute le député Charles Mok. Déjà, l’applicatio­n chinoise de partage de vidéos TikTok s’est retirée, et les géants américains Google et Twitter ont suspendu le partage de données sur les utilisateu­rs avec les autorités le temps d’étudier l’impact de la loi. Avocats, journalist­es et même citoyens commencent, quant à eux, à délaisser les communicat­ions numériques au profit de stylos et de carnets, à l’ancienne.

 ?? (ANTHONY KWAN/GETTY IMAGES) ?? Des feuilles vierges placardées dans un restaurant de Hongkong pour dénoncer la réduction de la population au silence.
(ANTHONY KWAN/GETTY IMAGES) Des feuilles vierges placardées dans un restaurant de Hongkong pour dénoncer la réduction de la population au silence.

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