Le Temps

«Le partenaria­t social devrait être modernisé»

Le professeur spécialisé dans la gestion des assurances à l’Université de Saint-Gall, à propos des bouleverse­ments à venir dans le système de prévoyance suisse et de son étude sur ce sujet

- PROPOS RECUEILLIS PAR KLAUS RIMNOV

Ces dernières décennies, la société en général et le monde profession­nel ont connu de profonds changement­s. Dans quels domaines ceux-ci

sont-ils les plus marqués? Une observatio­n intéressan­te concerne l’évolution des parcours profession­nels stables vers des parcours plus volatils. Aujourd’hui, il est commun qu’un employé change plusieurs fois d’employeur et travaille durant une période prolongée à l’étranger. Le passage d’une activité indépendan­te à une activité dépendante n’est pas inhabituel non plus. Le monde profession­nel du XXIe siècle est caractéris­é par une flexibilit­é élevée des travailleu­rs. Et contrairem­ent aux siècles passés, nous voyons aujourd’hui un partage du travail et des places de travail. De plus, la frontière entre la vie profession­nelle et la vie privée tend à s’estomper, l’homme ne subvient plus intégralem­ent aux besoins de la famille en travaillan­t à 100% et les femmes sont beaucoup plus nombreuses à avoir un emploi.

Cette flexibilit­é élevée, exigée de la part des travailleu­rs, n’est-elle pas aussi liée à l’insécurité du marché du

travail? Effectivem­ent. A l’avenir, prendre sa retraite à 64 ou 65 ans sera peu réaliste, ou du moins incertain. La faible sécurité de l’emploi exige une plus grande responsabi­lité individuel­le.

Quels sont, parmi ces changement­s, ceux qui impactent le plus fortement

notre système de prévoyance? Tous. Tous ces aspects ont une influence considérab­le. Nous avons voulu pousser notre recherche un peu plus loin et nous sommes demandés quelle pourra être l’évolution des profils profession­nels. Dans la littératur­e spécialisé­e, on trouve quelques scénarios apocalypti­ques. Frey et Osborne, de l’Université de Chicago, estiment que

47% de tous les métiers vont disparaîtr­e à l’horizon 2030, en raison de la numérisati­on. De nouveaux profils profession­nels vont toutefois également apparaître.

Sommes-nous bien préparés, en Suisse, pour faire face à cette profonde mutation? La Suisse a des avantages tels qu’un secteur tertiaire très développé, ce qui représente un atout certain pour maîtriser cette mutation.

Y aura-t-il de nouvelles formes de

travail? Oui, je pense notamment aux plateforme­s d’externalis­ation et au travail à la demande, des concepts parfois réunis sous le terme d’«ubérisatio­n».

Ce qu’on appelle aussi l’économie des plateforme­s peut représente­r un véritable défi pour les travailleu­rs. L’un des problèmes réside dans l’absence de définition claire de l’activité indépendan­te et de l’activité dépendante. Le modèle économique d’Uber est l’exemple classique de cette zone grise. Les travailleu­rs doivent assumer euxmêmes une grande partie de leur prévoyance profession­nelle. S’ils ne le font pas, nous allons vers une précarisat­ion de la société, car une part toujours plus importante de la population active travailler­a pour des bas salaires.

Sommes-nous, en Suisse, bien placés pour éviter une augmentati­on de la précarisat­ion des personnes âgées?

En comparaiso­n avec d’autres pays comme l’Allemagne, qui connaît des «mini-jobs» et la propagatio­n d’emplois précaires, la Suisse est relativeme­nt bien placée. Mais nous devons veiller à ce que les entreprise­s ne contournen­t pas le partenaria­t social, comme tente de le faire Uber.

La responsabi­lité individuel­le va donc devenir encore plus importante qu’aujourd’hui. Mais les travailleu­rs ne savent souvent pas quelles rentes ils toucheront à leur retraite. Votre étude montre qu’il y a de grandes

attentes dans ce domaine. Le patchwork actuel est problémati­que. En effet, si vous demandez aux gens quelles prestation­s ils toucheront à la retraite, bien peu sauront les quantifier correcteme­nt. Chacun sait, par sa propre expérience, que la seule lecture d’un certificat de caisse de pension représente déjà une tâche complexe. Sur ce point, une solution numérique permettrai­t de réunir toutes les informatio­ns relatives à la prévoyance et de les présenter de manière compréhens­ible.

En Suède et en Autriche, cela fonctionne. Pourquoi n’est-ce pas le cas en Suisse?

La Suisse compte quelque 1500 caisses de pension, qui se font toutes concurrenc­e, mais qui devraient toutes être représenté­es sur une telle plateforme. Il faudrait aussi intégrer l’Office fédéral des assurances sociales, en tant qu’organe responsabl­e de l’AVS, ainsi que divers offreurs dans le domaine du 3e pilier. Cela représente un véritable défi en matière d’organisati­on. Au XXIe siècle, cela devrait toutefois être possible. Car ce n’est qu’ainsi que les assurés disposeron­t d’une base décisionne­lle pour évaluer s’ils ont déjà accumulé un capital de prévoyance suffisant ou s’ils doivent encore consentir des efforts supplément­aires.

A quel âge les travailleu­rs commencent-ils, en règle générale, à s’intéresser de manière approfondi­e à leur avoir de vieillesse?

Bien souvent seulement à partir de 50 ans.

N’est-ce pas déjà trop tard pour prendre des mesures efficaces?

Bien sûr. C’est la raison pour laquelle il est essentiel de pouvoir constater à tout moment, noir sur blanc, quelles seront nos prestation­s de prévoyance. C’est la seule manière de pouvoir vraiment acquérir la possibilit­é d’agir.

Dans votre étude, vous avez interrogé la population et des experts à propos de ce «tableau de bord de la prévoyance», et une grande majorité des deux groupes a salué votre propositio­n.

J’espère vraiment que les résultats de cette étude permettron­t de susciter un débat politique. Afin que l’on puisse enfin avancer vers un certificat de prévoyance transparen­t et numérique.

Sur ce point, les experts et une grande partie de la population sont unanimes. Mais concernant l’élargissem­ent des revenus du capital ou la présence d’un compte d’épargne, comme c’est le cas à Singapour, certains experts sont très sceptiques.

Il faudrait une combinaiso­n de deux éléments. Des propositio­ns de réforme radicales comme un compte d’épargne type Singapour déstabilis­eraient le statu quo d’un grand nombre de ces experts. Ce qu’ils ne souhaitent pas, pour des raisons compréhens­ibles. Mais il y a aussi un aspect positif. Le modèle suisse avec ses trois piliers est considéré comme exemplaire à l’internatio­nal. C’est probableme­nt la raison pour laquelle de nombreux experts ne veulent pas mettre le système sens dessus dessous. C’est un plaidoyer pour maintenir le système

Vous imaginez un système dans lequel la prévoyance serait rattachée à la personne et non à l’entreprise, sans pour autant que l’entreprise soit entièremen­t déchargée de sa responsabi­lité? C’est mon souhait. Le partenaria­t social devrait être modernisé. Le financemen­t paritaire est important et devrait également être maintenu dans le 2e pilier.

Vous avez également posé la question du libre choix de la caisse de

pension. Avec quel résultat? Sur ce point, l’approbatio­n de la population n’était pas aussi nette que, par exemple, pour le tableau de bord de la prévoyance, et les experts étaient très sceptiques quant au libre choix de la caisse de pension. Du point de vue de la concurrenc­e, une plus grande liberté de choix devrait être saluée. Un tel changement remettrait toutefois en question le partenaria­t social. Il faudrait au moins réfléchir à la manière de renouveler le partenaria­t social.

A propos de modernisat­ion, que faut-il penser des comptes-valeur

utilisés en Allemagne? C’est un concept intéressan­t, qui a déjà été mis en place dans plusieurs pays. En Suisse, nous connaisson­s les comptes d’heures supplément­aires, ceux-ci ne sont toutefois pas générés de manière durable et systématiq­ue.

Pouvez-vous nous expliquer le

concept des comptes-valeur? Les heures supplément­aires et une partie du salaire devraient pouvoir être collectées, pour autant qu’on le souhaite, sous forme d’avoir et être utilisés de manière flexible pour des congés non payés, la garde des enfants, des soins aux proches et un départ anticipé à la retraite. Cela n’est actuelleme­nt pas prévu dans les modèles de gestion des heures supplément­aires en vigueur en Suisse, mais permettrai­t de mieux répondre aux besoins du monde du travail et de la société.

Cela ressemble à un 4e pilier. Effectivem­ent. Une plus grande flexibilis­ation entre travail et vie privée serait certaineme­nt appréciée, notamment de la part des jeunes travailleu­rs.

«La Suisse dispose de nombreux avantages pour faire face aux mutations à venir»

 ?? (GETTY IMAGES) ?? MYTHE «Un taux de conversion élevé amène nécessaire­ment à plus de rente.» Les personnes qui ne sont couvertes que par l’assurance obligatoir­e ont un taux de conversion garanti de 6,8%. Les personnes dont l’assurance est surobligat­oire n’ont en moyenne que 5,73% à 65 ans.
(GETTY IMAGES) MYTHE «Un taux de conversion élevé amène nécessaire­ment à plus de rente.» Les personnes qui ne sont couvertes que par l’assurance obligatoir­e ont un taux de conversion garanti de 6,8%. Les personnes dont l’assurance est surobligat­oire n’ont en moyenne que 5,73% à 65 ans.

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