«Le partenariat social devrait être modernisé»
Le professeur spécialisé dans la gestion des assurances à l’Université de Saint-Gall, à propos des bouleversements à venir dans le système de prévoyance suisse et de son étude sur ce sujet
Ces dernières décennies, la société en général et le monde professionnel ont connu de profonds changements. Dans quels domaines ceux-ci
sont-ils les plus marqués? Une observation intéressante concerne l’évolution des parcours professionnels stables vers des parcours plus volatils. Aujourd’hui, il est commun qu’un employé change plusieurs fois d’employeur et travaille durant une période prolongée à l’étranger. Le passage d’une activité indépendante à une activité dépendante n’est pas inhabituel non plus. Le monde professionnel du XXIe siècle est caractérisé par une flexibilité élevée des travailleurs. Et contrairement aux siècles passés, nous voyons aujourd’hui un partage du travail et des places de travail. De plus, la frontière entre la vie professionnelle et la vie privée tend à s’estomper, l’homme ne subvient plus intégralement aux besoins de la famille en travaillant à 100% et les femmes sont beaucoup plus nombreuses à avoir un emploi.
Cette flexibilité élevée, exigée de la part des travailleurs, n’est-elle pas aussi liée à l’insécurité du marché du
travail? Effectivement. A l’avenir, prendre sa retraite à 64 ou 65 ans sera peu réaliste, ou du moins incertain. La faible sécurité de l’emploi exige une plus grande responsabilité individuelle.
Quels sont, parmi ces changements, ceux qui impactent le plus fortement
notre système de prévoyance? Tous. Tous ces aspects ont une influence considérable. Nous avons voulu pousser notre recherche un peu plus loin et nous sommes demandés quelle pourra être l’évolution des profils professionnels. Dans la littérature spécialisée, on trouve quelques scénarios apocalyptiques. Frey et Osborne, de l’Université de Chicago, estiment que
47% de tous les métiers vont disparaître à l’horizon 2030, en raison de la numérisation. De nouveaux profils professionnels vont toutefois également apparaître.
Sommes-nous bien préparés, en Suisse, pour faire face à cette profonde mutation? La Suisse a des avantages tels qu’un secteur tertiaire très développé, ce qui représente un atout certain pour maîtriser cette mutation.
Y aura-t-il de nouvelles formes de
travail? Oui, je pense notamment aux plateformes d’externalisation et au travail à la demande, des concepts parfois réunis sous le terme d’«ubérisation».
Ce qu’on appelle aussi l’économie des plateformes peut représenter un véritable défi pour les travailleurs. L’un des problèmes réside dans l’absence de définition claire de l’activité indépendante et de l’activité dépendante. Le modèle économique d’Uber est l’exemple classique de cette zone grise. Les travailleurs doivent assumer euxmêmes une grande partie de leur prévoyance professionnelle. S’ils ne le font pas, nous allons vers une précarisation de la société, car une part toujours plus importante de la population active travaillera pour des bas salaires.
Sommes-nous, en Suisse, bien placés pour éviter une augmentation de la précarisation des personnes âgées?
En comparaison avec d’autres pays comme l’Allemagne, qui connaît des «mini-jobs» et la propagation d’emplois précaires, la Suisse est relativement bien placée. Mais nous devons veiller à ce que les entreprises ne contournent pas le partenariat social, comme tente de le faire Uber.
La responsabilité individuelle va donc devenir encore plus importante qu’aujourd’hui. Mais les travailleurs ne savent souvent pas quelles rentes ils toucheront à leur retraite. Votre étude montre qu’il y a de grandes
attentes dans ce domaine. Le patchwork actuel est problématique. En effet, si vous demandez aux gens quelles prestations ils toucheront à la retraite, bien peu sauront les quantifier correctement. Chacun sait, par sa propre expérience, que la seule lecture d’un certificat de caisse de pension représente déjà une tâche complexe. Sur ce point, une solution numérique permettrait de réunir toutes les informations relatives à la prévoyance et de les présenter de manière compréhensible.
En Suède et en Autriche, cela fonctionne. Pourquoi n’est-ce pas le cas en Suisse?
La Suisse compte quelque 1500 caisses de pension, qui se font toutes concurrence, mais qui devraient toutes être représentées sur une telle plateforme. Il faudrait aussi intégrer l’Office fédéral des assurances sociales, en tant qu’organe responsable de l’AVS, ainsi que divers offreurs dans le domaine du 3e pilier. Cela représente un véritable défi en matière d’organisation. Au XXIe siècle, cela devrait toutefois être possible. Car ce n’est qu’ainsi que les assurés disposeront d’une base décisionnelle pour évaluer s’ils ont déjà accumulé un capital de prévoyance suffisant ou s’ils doivent encore consentir des efforts supplémentaires.
A quel âge les travailleurs commencent-ils, en règle générale, à s’intéresser de manière approfondie à leur avoir de vieillesse?
Bien souvent seulement à partir de 50 ans.
N’est-ce pas déjà trop tard pour prendre des mesures efficaces?
Bien sûr. C’est la raison pour laquelle il est essentiel de pouvoir constater à tout moment, noir sur blanc, quelles seront nos prestations de prévoyance. C’est la seule manière de pouvoir vraiment acquérir la possibilité d’agir.
Dans votre étude, vous avez interrogé la population et des experts à propos de ce «tableau de bord de la prévoyance», et une grande majorité des deux groupes a salué votre proposition.
J’espère vraiment que les résultats de cette étude permettront de susciter un débat politique. Afin que l’on puisse enfin avancer vers un certificat de prévoyance transparent et numérique.
Sur ce point, les experts et une grande partie de la population sont unanimes. Mais concernant l’élargissement des revenus du capital ou la présence d’un compte d’épargne, comme c’est le cas à Singapour, certains experts sont très sceptiques.
Il faudrait une combinaison de deux éléments. Des propositions de réforme radicales comme un compte d’épargne type Singapour déstabiliseraient le statu quo d’un grand nombre de ces experts. Ce qu’ils ne souhaitent pas, pour des raisons compréhensibles. Mais il y a aussi un aspect positif. Le modèle suisse avec ses trois piliers est considéré comme exemplaire à l’international. C’est probablement la raison pour laquelle de nombreux experts ne veulent pas mettre le système sens dessus dessous. C’est un plaidoyer pour maintenir le système
Vous imaginez un système dans lequel la prévoyance serait rattachée à la personne et non à l’entreprise, sans pour autant que l’entreprise soit entièrement déchargée de sa responsabilité? C’est mon souhait. Le partenariat social devrait être modernisé. Le financement paritaire est important et devrait également être maintenu dans le 2e pilier.
Vous avez également posé la question du libre choix de la caisse de
pension. Avec quel résultat? Sur ce point, l’approbation de la population n’était pas aussi nette que, par exemple, pour le tableau de bord de la prévoyance, et les experts étaient très sceptiques quant au libre choix de la caisse de pension. Du point de vue de la concurrence, une plus grande liberté de choix devrait être saluée. Un tel changement remettrait toutefois en question le partenariat social. Il faudrait au moins réfléchir à la manière de renouveler le partenariat social.
A propos de modernisation, que faut-il penser des comptes-valeur
utilisés en Allemagne? C’est un concept intéressant, qui a déjà été mis en place dans plusieurs pays. En Suisse, nous connaissons les comptes d’heures supplémentaires, ceux-ci ne sont toutefois pas générés de manière durable et systématique.
Pouvez-vous nous expliquer le
concept des comptes-valeur? Les heures supplémentaires et une partie du salaire devraient pouvoir être collectées, pour autant qu’on le souhaite, sous forme d’avoir et être utilisés de manière flexible pour des congés non payés, la garde des enfants, des soins aux proches et un départ anticipé à la retraite. Cela n’est actuellement pas prévu dans les modèles de gestion des heures supplémentaires en vigueur en Suisse, mais permettrait de mieux répondre aux besoins du monde du travail et de la société.
Cela ressemble à un 4e pilier. Effectivement. Une plus grande flexibilisation entre travail et vie privée serait certainement appréciée, notamment de la part des jeunes travailleurs.
«La Suisse dispose de nombreux avantages pour faire face aux mutations à venir»