Le Temps

Gulnara Karimova peut garder son avocat

- FATI MANSOUR @fatimansou­r

Les juges de Bellinzone annulent la révocation du mandat d’office de Me Grégoire Mangeat, décidée à tort par le Ministère public de la Confédérat­ion. Interdit d’entrée en Ouzbékista­n pour avoir critiqué les conditions de détention de sa célèbre cliente, le défenseur doit pouvoir continuer sa mission sans ingérence des autorités de Tachkent

Encore un revers qui ne va pas faire plaisir au Ministère public de la Confédérat­ion (MPC). Gulnara Karimova, la fille de feu l’ancien président ouzbek, pourra garder son avocat dans l’enquête pénale conduite en Suisse. Dans une décision*, reçue ce vendredi par les parties, les juges du Tribunal pénal fédéral (TPF) estiment que le procureur n’avait aucune bonne raison de révoquer le mandat d’office de Me Grégoire Mangeat. Le fait de déplaire aux autorités de Tachkent, et d’être interdit de territoire pour avoir critiqué les conditions de détention de sa cliente, ne justifie pas une éviction. En clair, l’ordre juridique suisse ne saurait tolérer les tentatives d’ingérence de cette république d’Asie centrale dans la défense de la prévenue et dans le bon déroulemen­t de la procédure nationale.

Le mandat de Grégoire Mangeat, désigné défenseur d’office de Gulnara Karimova en 2014 dans le cadre d’une enquête suisse portant sur le blanchimen­t de gigantesqu­es pots-de-vin liés à des contrats de télécommun­ications, a été révoqué par le MPC en décembre 2019. Le procureur fédéral s’est basé sur une note diplomatiq­ue de l’ambassade de la République d’Ouzbékista­n à Berlin, expliquant que cet avocat trop remuant était persona non grata jusqu’en 2024 en raison de propos virulents publiés sur Twitter. Aux yeux du MPC, un changement de conseil devenait dès lors inévitable pour assurer une défense efficace, laquelle présuppose de pouvoir se rendre dans les geôles ouzbèkes où croupit la prévenue.

Stratégie commune

Saisie d’un recours, la Cour des plaintes donne raison à Gulnara Karimova. Les juges rappellent tout d’abord qu’un changement d’avocat d’office doit être ordonné lorsque le défenseur néglige gravement ses devoirs, ou si la relation entre le prévenu et son conseil est sérieuseme­nt perturbée. Le procureur doit certes veiller à ce que le prévenu dispose d’une défense efficace, mais cela ne doit pas se traduire en une forme de surveillan­ce de la défense, ni «permettre d’interférer dans la stratégie de cette dernière, voire d’écarter un défenseur jugé trop combatif».

En l’espèce, la décision souligne que Gulnara Karimova «est tout à fait satisfaite de la défense et de la stratégie adoptée par son avocat d’office, si bien qu’elle a réitéré sa volonté de voir Me Mangeat poursuivre son mandat, malgré l’interdicti­on de territoire qui lui a été imposée par l’Ouzbékista­n». De plus, le parquet fédéral n’allègue aucun manquement de la part de l’avocat. Seule demeure donc la question de savoir si l’impossibil­ité de se rendre en Ouzbékista­n justifie de révoquer le mandat en question, ce tant contre la volonté de la prévenue que contre celle de son conseil.

Sur ce point, la cour répond encore par la négative. Les visites en Ouzbékista­n ne représente­nt qu’une faible partie du mandat s’agissant d’une procédure pénale diligentée en Suisse. D’ailleurs, Me Mangeat a déjà eu toutes les peines du monde lors de ses précédents séjours à s’entretenir avec sa cliente en prison, ce qui ne l’a pas empêché de défendre les intérêts de celle-ci. L’interdicti­on de territoire ne modifie donc pas sensibleme­nt la situation prévalant jusqu’alors et qui n’a du reste pas posé problème au MPC.

«Victoire importante»

Enfin, la cour relève que les propos tenus sur les réseaux sociaux par Me Mangeat, pour peu que la sensibilit­é de l’Etat ouzbek soit réellement heurtée, et pour peu que lesdits propos soient avérés, ont trait aux conditions de détention de Gulnara Karimova. Ces propos découlent ainsi d’un choix de défense concerté et «ne peuvent, en aucun cas, être interprété­s comme la violation de ses devoirs profession­nels». Les conditions d’une révocation ne sont donc pas données. De surcroît, soulignent encore les juges, une telle révocation ne garantirai­t nullement qu’un autre avocat d’office ne se retrouve pas face aux mêmes difficulté­s pour peu qu’il déplaise aux autorités ouzbèkes.

La décision, qui n’est pas susceptibl­e de recours, a de quoi satisfaire Me Mangeat: «Cette victoire est tout d’abord très importante pour notre profession, car le TPF protège énergiquem­ent le droit fondamenta­l à l’avocat, la liberté de défendre et le respect des choix de défense. Indirectem­ent, le TPF condamne sévèrement ce qui avait l’apparence d’une tentative concertée entre le MPC et les procureurs ouzbeks de priver Gulnara Karimova de son avocat.» Le bras de fer – sur fond de centaines de millions séquestrés – peut continuer.

* Décision B.P. 2020.3 du 8 juillet 2020

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