GUÉRIR D’UN PÈRE MÉDECIN
Quand la peur des innombrables maladies, virus et bactéries finit par gripper le cerveau
◗ Enseignante, philosophe, traductrice, autrice d’essais et de romans, Antonella Moscati est issue d’une famille napolitaine comptant un saint parmi ses ancêtres. Le professeur et médecin Giuseppe Moscati a été canonisé en 1987 par Jean Paul II, soixante ans après sa mort. Petite-nièce d’un saint médecin et fille d’un médecin hypocondriaque, voilà une ascendance peu banale! A lire Pathologies, la vie d’Antonella Moscati, dans les années 1960 à Naples, n’avait rien d’une oasis de paix sous la férule de ce père obsédé sanitaire.
Quand il était jeune fiancé, ironise-t-elle, il écrivait à son aimée «des lettres qui, au lieu de parler d’amour et de désir, ne parlaient
A la moindre angoisse, comme à l’approche d’un examen, papa prescrit du Lexomil
que de brûlures, de poids sur l’estomac et de tout ce qu’il ne pouvait pas manger». Tissé d’une suite de «faits médicaux» parlant d’eux-mêmes et portant à rire à force d’ordonnances délirantes, ce récit n’a rien d’un règlement de compte, mais tout d’un remède démontrant que l’hypocondrie se transmet plus sûrement qu’un virus. Le vocabulaire du lexique de la médecine se répand dans le texte comme une maladie contagieuse.
LA BIBLE ROVERSI
Parfois fastidieuse et récurrente, l’énumération de ce qui nous accable et nous tue constitue aussi un miroir littéraire de l’hypocondrie, d’un hyperréalisme ludique à la Perec. Antonella Moscati livre un récit familial original sous la forme d’un bulletin de santé virant au chemin de croix. Malgré le saint ancêtre, la vraie bible de la famille, c’est le dictionnaire médical Roversi. Les filles Moscati en abreuvent leur imaginaire «comme si c’était un roman d’aventures». Peur et suspense se jouent au centre des mille menaces virales et microbiennes.
Dès que la maladie pointe le bout de son nez dans la famille, le père agit sans délai et sans modération. A la moindre petite fièvre, on n’échappe pas à l’intromission d’un «bon suppositoire, presque toujours de Pyramidon» ou à l’obligation d’avaler des antibiotiques. A la moindre angoisse, comme à l’approche d’un examen, papa prescrit du Lexomil.
Rétif aux vaccins, il recourt volontiers aux sérums, notamment antitétanique, administrés à Antonella dès l’âge de 4 ans au prix de fortes réactions. Une quinte de toux s’attaque à coups de piqûres. Pensant que seules les maladies visibles à l’oeil nu, comme l’angine, la gale ou la syphilis, peuvent se soigner, il traite toutes les autres à la manière d’un sorcier plutôt que d’un médecin.
LA GRANDE ENNEMIE
Avec ses soeurs, Antonella parle de Mictasol bleu, de Tetralysal ou de Chloramicycline plutôt que de Blanche-Neige, de Peter Pan ou de Corto Maltese. Streptocoques, gonocoques et tréponèmes pâles n’ont pas de secrets pour elles. Il n’existe de toute manière aucun remède contre la peur d’être malade, sachant que toute maladie peut receler une maladie mortelle et pire, encore, mortelle mortelle, comme on dit en Italie pour bien marquer la gravité d’un tel développement.
La peur de tomber malade peut rendre malade, ce qui se traduit chez le père par une constipation chronique et chez Antonella par une anorexie, de l’insomnie et des crises d’anxiété.
Il n’y a pas à soupçonner quelque opportunisme dans ce
Pathologies paru en janvier. Le hasard fait que ce récit pétri d’anxiété sanitaire sonne d’une manière particulière au temps des ravages universels du coronavirus. Quand il avait la grippe, sa pire ennemie, le bon docteur Moscati redoutait d’ailleurs de mourir ou sinon de devenir fou. Il se mettait alors à hurler du fond de son lit. On n’ose imaginer comment il réagirait aujourd’hui.