Le Temps

Les fêtes sauvages des nuits d’été

Depuis le début de l’été, ces fêtes sauvages en extérieur, dans des lieux gardés secrets, ont la cote. Et inquiètent les autorités, qui alertent sur leurs risques sanitaires. Plongée dans le monde discret, mais hyperactif, des raves romandes

- VIRGINIE NUSSBAUM @Virginie_Nb

«Si les organisate­urs sont plutôt frileux, il y a une énorme demande», lance un habitué des «rave partys» qui, cette année, défient la pandémie

■ Il faut marcher longtemps dans les bois pour trouver ces rendez-vous secrets où danser, boire et parler en oubliant un peu les tracas sanitaires

■ Les forces de l’ordre débarquent parfois en pleine frénésie et renvoient les raveurs chez eux, amende à la clé. Mais la tolérance peut aussi être de mise

■ Car il y a «rave» et «rave», et certaines sont plus responsabl­es que d’autres. Notre reportage au coeur de la nuit, de la forêt et des basses obsédantes

«Dès que les clubs ferment, réduisent leurs horaires ou leur capacité, l’organisati­on de soirées se reporte à l’extérieur»

THIERRY WEGMÜLLER, PRÉSIDENT DU COMITÉ DES RENCONTRES LA BELLE NUIT ET PATRON DU D! CLUB À LAUSANNE

A chaque pas, les branches craquent ou griffent les mollets. Il est 1h du matin dans les bois du Jorat, ce samedi de juillet, et on ne voit pas à deux mètres. Les quelques lumières de Froidevill­e, la commune la plus proche, se sont évanouies. Reste ces basses, sourdes, obsédantes, si proches mais paradoxale­ment impossible­s à localiser. «Vous savez où c’est?» Poussant son vélo sur la terre humide, un cycliste agite le flash de son téléphone. Deux jeunes filles, pas plus avancées, décident de bifurquer au nord et disparaiss­ent entre les feuillages. Tous pistent une même destinatio­n: la rave.

C’est sur WhatsApp qu’ils ont été conviés à cette fête sauvage, organisée en plein air au-dessus de Lausanne. Le lieu exact leur a été transmis le jour même via coordonnée­s GPS, flanquées de quelques indication­s («Prends ta gourde, ton masque, ton éco-cup et ta lampe de poche.») Mais une fois dans la forêt, les choses se corsent. La 4G passe mal et le sentier est introuvabl­e. Au bout de 40 minutes d’errance, on aperçoit finalement des lueurs. La fête a déjà commencé.

Dans une petite clairière sous les arbres, une centaine de jeunes s’ébrouent. Dansent, discutent près du feu de camp ou visent le bar, empilement sommaire de bières et de bouteilles à prix libres. Un peu plus loin, deux génératric­es vrombissan­tes alimentent une table de mixage, surmontée d’une moustiquai­re, qui crache des beats de techno minimale. Entre les feuilles zébrées de lasers, des pieuvres bricolées et des draps blancs tendus. Comme un air de campement de fin du monde.

Ils ont entre 20 et 35 ans et, pour beaucoup, sont des ravers endurcis. La fête en extérieur représente pour eux une alternativ­e aux soirées en boîte, jugées trop chères et peu conviviale­s. «Ici, tu vas pas payer 20 francs ton cocktail, et personne viendra t’embêter, à part pour te demander une clope», lance la jeune fille derrière le bar. Pour d’autres, la rave constitue un exutoire, «un moyen de décompress­er», résume un adepte, glissant avoir pris une dose de MDMA. «Il y a de la drogue bien sûr, comme partout ailleurs. Sauf qu’ici tu ne seras pas jugé… et tu ne risques pas de croiser ta mère le dimanche matin en sortant», commente son ami Raphaël, qui a aidé à la mise en place de la soirée.

La liberté totale d’aller et venir, de consommer sans se cacher, tel est le moteur des ravers. «Il y en a qui vont danser, d’autres qui passeront la nuit à causer avec des inconnus, souligne Vincent, pharmacien de jour et l’un des neuf DJ qui se relaieront cette nuit. Et il y a cette envie d’écouter une musique différente.»

L’amour du son électro, goa ou techno, de ceux que les programmat­ions «commercial­es» évitent, voilà justement ce qui motive Mathieu, l’instigateu­r de la soirée. C’est la cinquième rave que ce trentenair­e et son collectif DiscO-Nect organisent dans le canton de Vaud – toujours en pleine nature. Ce «spot» dans les bois du Jorat, c’est une amie qui l’a repéré il y a peu lors d’une balade à cheval. «Il faut un lieu à la fois éloigné de tout mais accessible en transports publics, pour que les gens puissent rentrer en toute sécurité», détaille Mathieu. Il est satisfait: le bouche-à-oreille a fonctionné, certains ont même fait le voyage depuis le Valais. La boîte de masques mise à dispositio­n, elle, aura moins de succès.

Une insoucianc­e collective que tous ne voient pas d’un bon oeil.

Depuis le déconfinem­ent, les fêtes sauvages, qu’elles soient au bord du lac ou en campagne, inquiètent: impossible­s à anticiper voire à maîtriser, faisant souvent fi des gestes barrières, elles sont considérée­s comme des potentiels clusters. Et avec la récente (re)fermeture des discothèqu­es genevoises, certains craignent que ces rassemblem­ents nocturnes ne se multiplien­t.

«Dès que les clubs ferment, réduisent leurs horaires ou leur capacité, l’organisati­on de soirées se reporte à l’extérieur, souligne Thierry Wegmüller, président du comité des Rencontres La Belle Nuit et patron du D! Club à Lausanne. Les clubs font effectivem­ent partie d’une problémati­que sanitaire, car ils ne peuvent pas garantir la distanciat­ion sociale. Mais ils restent efficaces et font aussi partie de la solution au niveau de la traçabilit­é, ce qui n’est pas le cas à l’extérieur. La France est d’ailleurs en train d’en faire l’expérience, la situation devient catastroph­ique.»

Du côté des politiques, on se dit conscient de cet effet de vases communican­ts. Les fêtes sauvages sont «au centre de notre attention, affirme le conseiller d’Etat genevois Mauro Poggia. Il faut savoir que ce sont des manifestat­ions au sens de la loi et qu’elles doivent être annoncées et autorisées. A défaut, elles sont dispersées et les organisate­urs poursuivis.»

Tapage nocturne, perturbati­on de la faune et de la flore, débit de boissons: les raves enfreignen­t souvent plusieurs lois à la fois, constate la police vaudoise, qui a décompté une demi-douzaine d’interventi­ons pour des raves dans le canton depuis début juillet. C’est un peu plus qu’au bout du lac, où une majorité des fêtes ont eu lieu sur territoire français, hors de la juridictio­n de la police. Si celle-ci effectue une veille pour tenter d’anticiper ces rassemblem­ents, «l’interventi­on sur place répond à une pesée d’intérêts et au bon sens, explique Silvain Guillaume-Gentil, chargé de communicat­ion et porte-parole de la police genevoise. Si on sent que ça peut dégénérer, on préférera temporiser.»

Rien qui surprendra les premiers concernés, conscients des risques de sanctions – parfois salées. «A Nouvel An l’an dernier, un groupe a organisé une rave dans un hôtel abandonné au-dessus de Montreux. Ils ont reçu 50000 francs d’amende», se souvient Mathieu. Qui, à force, sait tirer profit de la zone grise: «Si on ne dérange personne et qu’on gère les déchets, ça arrive que la police passe et reparte.»

Infirmier à la ville, Mathieu n’était toutefois pas prêt à avancer à l’aveugle s’agissant du Covid-19. En plus des masques mis à dispositio­n, l’idée émerge de mettre en ligne un Doodle, sur lequel les participan­ts ont pu enregistre­r leurs nom et adresse e-mail – uniquement visibles par les organisate­urs. «Ça rassure ceux qui souhaitent rester anonymes, notamment en cas de visite de la police, tout en permettant de les contacter si un cas se déclarait, détaille Mathieu. Nous sommes le seul collectif à l’avoir fait.» Mais le Doodle, comme le reste, est optionnel. C’est le concept: pas question de dire à un raveur ce qu’il doit faire. «On ne force pas, confirme Vincent, le DJ. Contrairem­ent aux clubs, qui vous fouillent à l’entrée, on valorise l’autonomie.»

Chez les fêtards du Jorat, l’heure n’est d’ailleurs pas aux tracas sanitaires. Devant les platines, les danseurs s’agglutinen­t dans un même voile de fumée. Simon, un habitué, se sent protégé. «Actuelleme­nt, je n’irais pas en club. Mais la rave c’est en plein air, donc on s’en fiche. Et je fais attention à ne pas boire dans les verres des autres. Les tiques me font plus peur que le Covid!»

Un discours qui préoccupe Virginie Masserey, cheffe de la section Contrôle de l’infection de l’OFSP. Car, si la circulatio­n des gouttelett­es est moins importante en extérieur, un porteur du virus pourra tout de même infecter quelqu’un se tenant à moins de 1m50 de distance. «D’autant qu’avec la musique techno à plein volume, on a tendance à se rapprocher les uns des autres pour s’entendre», ajoute la spécialist­e, précisant que des transmissi­ons lors de fêtes en plein air ont déjà été documentée­s. «On ne peut pas interdire toutes les fêtes, mais plutôt insister sur les bons réflexes: ne pas y participer en cas de symptômes, même s’ils ne nous empêchent pas de nous amuser; garder ses distances; télécharge­r l’applicatio­n Swiss Covid; et espacer les soirées pour éviter de multiplier les chaînes de transmissi­on.»

Or actuelleme­nt, l’appétit pour les raves semble plus féroce que jamais. C’est en tout cas le constat de Yoni, DJ, producteur et organisate­ur de raves depuis plus de vingt ans. Fin connaisseu­r du phénomène, apparu dans les années 1990 en Suisse romande et cultivé depuis par des génération­s de collectifs locaux, le Valaisan est formel: «Si les organisate­urs sont plutôt frileux en ce moment, il y a à l’inverse une énorme demande. Je pourrais faire une rave chaque week-end cet été et rassembler facilement 300 personnes.»

Une frénésie que Yoni attribue aux longs mois de privations, à la réticence actuelle des noceurs de retourner en discothèqu­e, mais aussi à une tendance plus générale chez la jeune génération, désireuse de «revenir aux fondamenta­ux de la musique undergroun­d, celle qui se cachait dans les caves».

Paradoxale­ment, cette mode a vu les raves romandes grandir et se profession­naliser – à rebours de leur esprit communauta­ire. Ce même soir de juillet, cinq autres fêtes sauvages ont eu lieu, «dont une à Genève qui vendait ses canettes de bière à 6 francs, s’offusque Vincent, quelques jours plus tard au téléphone. Mais elle a été interrompu­e à 4h du matin.»

A Froidevill­e, plus de chance: ce n’est que vers 10h, après un premier passage des gardes forestiers, que les policiers ont débarqué dans la clairière. Raphaël décrit une rencontre apaisée. «En voyant qu’on était en train de nettoyer, ils ont été très sympas et ont même compliment­é nos décos! A priori, il n’y aura pas d’amende.» Pas de quoi décourager l’équipe, donc, qui songe à une dernière rave pour clôturer l’été. «On a déjà quelques «spots» en tête, glisse Vincent. Pourquoi pas dans un joli coin du Jura…»

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(BENJAMIN TEJERO POUR LE TEMPS)

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