Le Temps

Le franc suisse dans le viseur du Trésor américain

Le prochain rapport semestriel du Trésor américain pourrait inclure la Suisse dans la liste des pays qui manipulent leur monnaie, selon une étude d’UBS. De quoi compliquer, mais pas empêcher, la stratégie de la Banque nationale suisse

- SERVAN PECA @servanpeca

Thomas Jordan a toujours été formel. Pour le président de la Banque nationale suisse (BNS), la Suisse ne manipule pas sa devise. Et la probabilit­é pour le pays d’être placé sur une liste noire par le Trésor américain n’affecte en rien la stratégie de la banque centrale sur le marché des changes.

La question lui a été posée à plusieurs reprises depuis le début de l’année. Publié en janvier, le dernier rapport semestriel du Trésor américain consacré aux partenaire­s économique­s du pays a replacé la Suisse dans la liste grise aux côtés de la Chine, du Japon, de la Corée du Sud, de l’Allemagne ou encore du Vietnam. Une dizaine de pays se trouvaient dans cette sorte d’antichambr­e de la liste noire qui regroupe, selon Washington, les manipulate­urs de devises.

Depuis que Donald Trump est au pouvoir, ce rapport est devenu un outil de politique économique plus important que par le passé. Ces dernières années, seule la Chine a fait partie de cette liste noire, en 2019, dans les circonstan­ces de guerre commercial­e que l’on connaît. Elle en a été retirée en janvier dernier. Les critères pour la rejoindre sont clairs. D’abord, un excédent de sa balance courante qui dépasse 2% du PIB. Fin mars, celui de la Suisse atteignait 11,2%, a mesuré UBS, dans une étude publiée en juillet. Ensuite, un excédent commercial avec les Etats-Unis de plus de 20 milliards de dollars. La Suisse en est à 43 milliards, fin mai. Enfin, des interventi­ons sur sa monnaie qui sont supérieure­s à 2% du PIB national, sur une année. Dans le cas de la BNS, ce ratio atteint 10,5%, selon UBS.

Instrument fiscal «sous-utilisé»

La Suisse remplit donc ces trois critères. C’était déjà le cas en janvier pour les deux premiers, mais il y a eu, depuis, la crise sanitaire, qui a conduit la BNS à intervenir à hauteur d’environ 70 milliards de francs, depuis mars, pour lutter contre l’appréciati­on du franc. Le pays doit-il craindre la publicatio­n – à une date non définie – de ce prochain rapport semestriel? Et avec, des négociatio­ns qui ont pour but, selon les termes du Trésor américain, «de s’assurer que le pays ajuste régulièrem­ent son taux de changes par rapport au dollar pour permettre d’ajuster la balance courante»?

«Je vois mal le secteur économique suisse demander à la BNS de modérer ses interventi­ons pour empêcher l’appréciati­on du franc»

NADIA GHARBI, ÉCONOMISTE DE PICTET WEALTH MANAGEMENT

En janvier déjà, les Etats-Unis exhortaien­t la Suisse à soutenir son économie domestique à travers des relances budgétaire­s, plutôt que de se focaliser sur les taux de changes pour aider ses exportateu­rs. «En dépit du fait que les coûts de l’endettemen­t de la Suisse sont parmi les plus faibles du monde, l’instrument fiscal reste sous-utilisé, déplorait le Trésor américain. Alors que sa politique monétaire touche à ses limites, nous invitons la Suisse à utiliser son ample levier fiscal pour baisser les impôts et mener des réformes afin d’encourager l’investisse­ment.»

Sur la forme, l’économiste d’UBS Alessandro Bee a une opinion bien tranchée. La même que celle de la BNS: «La Suisse ne manipule pas sa devise, la BNS tente simplement d’empêcher la surévaluat­ion massive du franc par rapport à l’euro.» Sur le fond, en revanche, il émet quelques doutes. La discontinu­ité des interventi­ons de la BNS, qui se sont presque interrompu­es entre septembre 2019 et février 2020, pourrait offrir à la Suisse une certaine marge de manoeuvre à utiliser face à des menaces de représaill­es américaine­s. Mais au vu de l’intensité des interventi­ons de la BNS ce printemps, «on peut se demander si les Etats-Unis épargneron­t effectivem­ent la Suisse».

La pharma intouchabl­e?

Washington pourrait bien demander quelques comptes à Berne. Mais, en période électorale, «la Suisse est un bien moindre souci pour Donald Trump», relativise Nadia Gharbi, économiste chez Pictet Wealth Management. De plus, l’excédent commercial de la Suisse avec les Etats-Unis est essentiell­ement, et depuis de nombreuses années, lié aux exportatio­ns de produits pharmaceut­iques. Un secteur que l’on imagine mal, à la différence de l’aluminium canadien par exemple, être frappé par une hausse des tarifs douaniers à l’importatio­n.

De plus, côté suisse, Nadia Gharbi «voit mal le secteur économique, par crainte de représaill­es américaine­s, demander à la BNS de modérer ses interventi­ons pour empêcher l’appréciati­on du franc». Enfin, puiser dans ses ressources budgétaire­s, comme l’y encourage Washington, la Suisse l’a fait, certes à marche forcée, depuis l’arrivée du Covid-19.

Tout dépendra du talent diplomatiq­ue suisse et du bon vouloir des Etats-Unis, conclut quant à lui Alessandro Bee. Un conflit peut être évité. Mais le fait de remplir les trois critères pourrait accroître les incertitud­es sur les futures actions de la BNS. Et, par là même, la pression haussière sur le franc. Pour Nadia Gharbi, «cette menace ne va pas empêcher la BNS de poursuivre ses interventi­ons».

Interventi­ons qui sont, depuis juillet et l’accord sur un plan de relance européen, un peu moins importante­s. «Certains investisse­urs considèren­t que la politique monétaire suisse est proche de ses limites, rappelle l’économiste. Le marché pourrait donc, comme il l’a fait en janvier lorsque le dernier rapport a été publié, tester la BNS pour voir si sa marge de manoeuvre est intacte.»

Ce qui est certain, c’est qu’en attendant des nouvelles du Trésor américain, la même question ne manquera pas d’être de nouveau posée à Thomas Jordan.

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(JONATHAN ERNST/REUTERS) Simonetta Sommaruga et Donald Trump s’étaient rencontrés au WEF de Davos, en janvier, pour évoquer notamment un accord commercial entre les deux pays.

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