Ces navires pourris qui hantent les mers
Le vraquier échoué au large de Maurice battait pavillon panaméen. Celui dont la cargaison est à l’origine de l’explosion la semaine passée à Beyrouth était enregistré en Moldavie. Un système opaque qui permet de violer les règles internationales en matièr
Un vraquier fissuré crée une immense marée noire au large de l’île Maurice, alors que dans les eaux du Yémen un tanker contenant un million de barils de brut est à l’abandon
■ La semaine passée, c’est l’explosion d’une cargaison de nitrate d’ammonium délaissée par un navire de marchandises dans le port de Beyrouth qui éventrait la capitale du Liban
■ Le point commun entre ces catastrophes humaines et environnementales: elles pourraient être évitées si les lois sur le transport maritime étaient appliquées de façon stricte dans tous les pays
■ A quand la fin de ces «bateaux poubelles» qui battent pavillon de complaisance, par exemple du Panama, pour échapper aux normes internationales de sécurité?
C’est l’hiver à Maurice, petite île tropicale au milieu de l’océan Indien et destination de choix pour des milliers de touristes. Lundi, la mer était agitée et le vent a soufflé fort. Les centaines de volontaires qui se sont mobilisés ces derniers jours pour circonscrire la nappe d’hydrocarbure déversée par le navire Wakashio naufragé au large, n’ont pu que constater le désastre, qui s’aggrave d’heure en heure. Tout comme les équipes dépêchées en mer pour pomper le carburant vers d’autres tankers. Pour ne rien arranger, le vraquier de 300 mètres, qui avait 3800 tonnes de fioul et 200 tonnes de diesel au départ, risquait de se casser lundi soir.
En attendant, la marée noire continue à s’étendre. Le Wakashio, qui faisait route de Chine vers le Brésil, s’est échoué le 25 juillet sur les récifs de corail. Les autorités mauriciennes, au lieu de prendre des mesures préventives, ont fait mine d’avoir la situation sous contrôle. Et face à des critiques, elles ont interdit deux importants médias locaux (L’Express et Radio Plus) de faire leurs points presse. Puis, une fissure a été constatée dans une des cales le 6 août et le vraquier s’est mis à se vider de son carburant.
Ce n’est que vendredi que le gouvernement a lancé un appel à l’aide internationale, avouant n’avoir ni expertise ni équipements pour faire face à un tel désastre. Dans le sud de l’île, plusieurs milliers de familles vivent de la pêche ou du tourisme. Sur le plan écologique, les carburants ont souillé non seulement les côtes mais aussi deux parcs marins protégés par la Convention du Ramsar de sites protégés.
Le Liban dévasté
La catastrophe maritime dans l’océan Indien a eu lieu quelques jours après celle au Liban. Un vraquier battant pavillon moldave et sa cargaison délaissée de nitrate d’ammonium, stocké dans un hangar, sont à l’origine de la terrible explosion mardi dernier qui a ravagé le coeur de Beyrouth, la capitale libanaise. Bilan: 150 morts, plus de 5000 blessés et quelque 300000 habitants qui ont tout perdu.
Les deux catastrophes ont un point commun: dans les deux cas, les navires battaient pavillon de complaisance. «Les accidents auraient pu être évités si les lois sur le transport maritime étaient appliquées de façon stricte dans tous les pays», dénonce Piet Dörflinger de la section suisse du syndicat des marins Nautilus International qui défend les droits de travailleurs du transport maritime. Il fait référence aux bateaux-poubelles, plus particulièrement ceux qui battent pavillon de complaisance pour échapper aux normes internationales de sécurité.
Wakashio et Rhosus
Wakashio, qui a échoué au large de Maurice, appartient à la compagnie japonaise Nagashiki Shipping mais battait pavillon panaméen. A Beyrouth, c’est le Rhosus, un bateau russe enregistré en 2008 au Panama et naviguant depuis 2012 sous pavillon moldave, qui avait transporté le nitrate d’ammonium. Le transport maritime est en effet un secteur relativement opaque, mais il assure néanmoins l’acheminement de 90% des marchandises échangées dans le monde.
Qu’est-ce qu’un pavillon de complaisance? Chaque bateau doit être enregistré dans une juridiction. «De nombreux Etats, qui n’ont ni l’expertise ni la capacité de gérer des flottes, acceptent tout de même d’immatriculer les bateaux en échange de monnaies sonnantes et trébuchantes, relève Piet Dörflinger. Leur intérêt principal est de toucher les frais d’enregistrement. Ils ferment les yeux tant sur les risques de sécurité que sur les conditions de travail de l’équipage.»
Plus de contrôles
Certains pays en font même l’une de leurs principales sources de revenus. Selon Forbes, le Panama est la grande championne en la matière, avec 4922 bateaux immatriculés sous sa juridiction. Le Liberia, les Bahamas, SaintVincent, Singapour, Hongkong ou encore les îles Marshall sont aussi d’importants pays d’accueil pour les navires. «Prendre un pavillon d’un pays peu regardant sur les normes de sécurité et sur les conditions de travail est tout bénéfice pour l’armateur», renchéri le syndicaliste.
A Genève, les bateaux battant pavillon de complaisance constituent aussi une préoccupation majeure pour le Bureau international du travail (BIT). «De nombreuses études montrent que l’erreur humaine est la principale cause d’accidents sur les mers, affirme Brandt Wagner, chef de l’unité «Transport maritime». Un équipage formé, motivé, mentalement et physiquement fort est gage de sécurité.» La Maritime Labour Convention (2006) prévoit les standards de sécurité dans le secteur. «Les bateaux battant pavillon de complaisance d’Etat n’ayant pas signé cette convention doivent faire l’objet de plus de contrôles lorsqu’ils accostent dans un port et retenus si nécessaire, souhaite le fonctionnaire international. Cela leur coûterait cher de ne pas être aux normes.» ▅
«Ces accidents auraient pu être évités si les lois sur le transport maritime étaient appliquées de façon stricte dans tous les pays»
PIET DÖRFLINGER, DE LA SECTION SUISSE DU SYNDICAT DES MARINS NAUTILUS INTERNATIONAL