La Biélorussie de papa est morte
Le scrutin de dimanche, officiellement remporté haut la main par le président Alexandre Loukachenko, a suscité des manifestations et des heurts dans la capitale et plusieurs villes du pays
Une histoire remarquable se déroule tout au fond de notre continent, dans un pays qui évoque pour beaucoup d’entre nous une aile désaffectée à la périphérie de notre maison commune. La Biélorussie, «dernière dictature d’Europe» comme elle est qualifiée de manière caricaturale, vit un moment incertain, passionnant, palpitant.
Si cette histoire est remarquable, c’est parce qu’elle met aux prises Alexandre Loukachenko, surnommé de manière folklorique «Batka» (petit père), à une jeune femme, Svetlana Tikhanovskaïa. Durant des semaines, la trentenaire a réuni des foules immenses à travers tout le pays. Dimanche soir, après avoir participé par principe à une élection présidentielle qu’elles savaient en carton-pâte, ces mêmes foules ont osé protester dans les rues. Ce faisant, elles ont confirmé un fait nouveau et fondamental: la peur ne suffit plus à les tenir.
Le régime a fait ce que le régime sait faire: frapper les corps à coups de matraque et les esprits avec un résultat grotesque (80,23% des voix au président contre 9,9% à sa concurrente). Les prochains jours seront cruciaux. Si la mobilisation se poursuit, Alexandre Loukachenko sera tenté de frapper encore plus fort, et un bain de sang n’est pas à exclure. Mais «Batka» a déjà perdu. Parce que le contrat social qui exigeait le silence contre la stabilité se fissure à mesure que la situation économique empire. Parce qu’il a accueilli la pandémie par la dérision. Parce qu’une opposition incarnée par une femme lui a fait dire que la Constitution était faite pour les hommes. Le voici ce lundi plastronnant que ses détracteurs sont des «moutons» téléguidés de l’étranger et qu’il faut «leur remettre la tête à l’endroit».
L’immense problème d’Alexandre Loukachenko, c’est que ses concitoyens ont un cerveau et agissent de leur plein gré. A aucun moment l’opposition n’a affiché d’hostilité envers la Russie ou n’a demandé que le pays adhère à l’Union européenne ou à l’OTAN. Les Biélorusses sont, dans leur majorité, écoeurés par un homme. Ce que leurs voisins européens doivent faire, à l’image de la Pologne, c’est mettre en garde le «petit père» contre toute velléité de faire couler le sang. La peur, ce ceinturon qu’il a tant manié durant vingt-six ans, ne suffira plus.
Cette élection a démontré que la peur ne suffit plus à tenir les Biélorusses
Ce n’était pas une élection comme les autres. Dimanche, les Biélorusses sont allés voter: sans espoir concernant les résultats, mais avec un profond désir de changement. Ce vote de protestation s’est incarné en une candidate: Svetlana Tikhanovskaïa, la femme d’un blogueur emprisonné, novice jusqu’ici en politique, mais qui avait promis une nouvelle élection libre dans six mois. L’élection libre que les gens espéraient n’a pas eu lieu. Mais les résultats ne se sont pas résumés aux proclamations officielles.
Dimanche, une dizaine de caméras du monde entier attendent la prise de parole de Tikhanovskaïa, cette incarnation du renouveau. L’ambiance est particulière: derrière des vitres, l’équipe de la candidate prépare une conférence de presse improvisée. Les personnes présentes commencent à s’inquiéter de possibles raids policiers et d’arrestations. La situation prend les allures d’un huis clos inquiétant: le réseau internet est pratiquement bloqué, quelques chanceux arrivent tout juste à se connecter via des systèmes VPN.
Deux réalités parallèles
Après 20h, lorsque les bureaux de vote se mettent à fermer, la télévision officielle annonce les résultats de quelques bureaux de vote: Alexandre Loukachenko remporte l’élection avec plus de 80% des voix, annonce-t-elle. La version de la candidate rivale n’est pas la même: selon Tikhanovskaïa, une dizaine de bureaux de vote ont connu le décompte des voix fait de manière «démocratique et transparente». Pour elle, aucun doute : son nom était largement en tête. Elle considère qu’elle a remporté le scrutin. Une situation sans précédent alors qu’Alexandre Loukachenko est aux commandes de cet Etat depuis vingt-six ans.
Deux réalités parallèles se font alors face, et les manifestants commencent à envahir les rues. La nouvelle circule que les forces de l’ordre ont envoyé des grenades de dispersion contre les manifestants. Il y a des blessés. Personne n’entendra la fin de la conférence de presse. Il y a plus urgent.
Les voitures klaxonnent, les gens se précipitent vers le centreville. Nul ne sait précisément ce qui se passe sur place. Des centaines de gens, avec le drapeau blanc-rouge-blanc comme symbole de la résistance, marchent vers la Stella, au centre de la capitale. A Minsk, la ville fonctionne en carré: de grandes avenues traversantes, beaucoup d’espace vide. Une aubaine pour les forces antiémeutes qui s’approchent des manifestants, brandissant leurs boucliers en métal. Leur progression sème un vent de panique. Les gens fuient à toutes jambes. Les journalistes ne sont pas épargnés. Certains confrères ont été brutalement arrêtés et tabassés par la police.
«C’est insupportable, comment peut-on détester autant son propre peuple ? Afficher ainsi une victoire avec 80% des voix, c’est une guerre», lance une jeune femme en pleurant. Tandis que les grenades de dispersion continuent de tomber. «Tout le monde voit désormais clairement ce qui se passe au coeur de l’Europe», ajoute son compagnon. Puis un silence, remplacé subitement par une rafale de balles en caoutchouc. Les sirènes des ambulances résonnent dans la fumée des gaz lacrymogènes.
Des flashs de grenades vont ainsi faire briller le ciel pendant une bonne heure. «La Biélorussie ne sera plus jamais la même, et Loukachenko devra s’y habituer», dit un homme en allumant une cigarette. Il reprend l’idée selon laquelle il y aurait désormais deux pays : celui du président, qui a remporté sa 6e élection au prix d’une lourde fraude, et celui du peuple, «inventif, uni, et pacifique».
La nouvelle circule que les forces de l’ordre ont envoyé des grenades de dispersion contre les manifestants
«La Biélorussie ne sera plus jamais la même et Loukachenko devra s’y habituer» UN MANIFESTANT
En voiture, une traversée de la ville montre les secousses de cette soirée électorale. Un peu partout, les voitures klaxonnent ; les groupes de manifestants sont partout. Les scènes sont identiques à plusieurs kilomètres du centreville, dans les quartiers dortoirs. Ce n’est qu’à l’aube que le calme reviendra progressivement dans la capitale.
Lundi matin, les premiers résultats «confirment» les estimations officielles. Dans son quartier général, Svetlana Tikhanovskaïa a encore des nouvelles: au moins 85 bureaux de vote, dit-elle, lui ont donné la victoire. Selon les chiffres officiels, quelque 3000 personnes ont été arrêtées dans la nuit à travers le pays ; des dizaines sont grièvement blessées.
«Nous allons demander à Alexandre Loukachenko de procéder pacifiquement à la transition de pouvoir», insiste Tikhanovskaïa, le visage alourdi par la fatigue. Les journalistes l’interpellent pour savoir si elle est prête à rejoindre les manifestants. Elle ne donne aucune réponse. Mais l’une de ses collaboratrices laisse planer le doute. «Le pouvoir pourrait organiser n’importe quelle provocation pour l’arrêter.»
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