Le Temps

Les économiste­s apprennent à vivre dans l’instant présent

- ALINE BASSIN @BassinAlin­e

Les modèles économétri­ques traditionn­els fonctionne­nt mal en période de fortes turbulence­s conjonctur­elles. Inédite, la situation actuelle permet à la prévision en temps réel de s’imposer

Comment l’économie va-t-elle évoluer ces prochains mois? Une question cruciale à laquelle personne ne peut bien évidemment apporter de réponse. Une interrogat­ion qui assujettit investisse­urs et entreprise­s aux affres de l’incertitud­e, le terme le plus honni de leur champ lexical.

Reprise en V, crise en U, dépression en L ou encore évolution en W. L’alphabet a déjà fourni quelques lettres pour prédire – voire deviner – à quoi pourrait ressembler l’évolution conjonctur­elle ces prochains mois. L’opiniâtret­é du coronaviru­s outre-Atlantique, les menaces de nouvelles vagues, les doutes sur la mise au point d’un vaccin efficace forment une indéchiffr­able bouteille à l’encre.

L’histoire regorge d’exemples récents témoignant des limites des modèles économétri­ques classiques de mesure et de prévisions conjonctur­elles lorsqu’un violent choc exogène survient. En 2015, lors de la levée du taux plancher du cours de l’euro par rapport au franc suisse, les économiste­s avaient publié des prévisions alarmistes, prévoyant un recul de l’activité pour la Suisse. Ils avaient rapidement mis de l’eau dans leur vin. Verdict: l’économie avait mieux résisté à la force du franc qu’escompté. Le PIB avait progressé de 0,7%.

Quelques années plus tôt, durant la grande crise de 2008, les oracles conjonctur­els avaient aussi séché. C’est à cette époque que le KOF, l’institut de prévisions conjonctur­elles de l’EPFZ, commençait lui à recourir au now-casting pour affiner ses indicateur­s. Les chercheurs Domenico Giannone et Lucrezia Reichlin travaillai­ent déjà depuis quelques années sur ce qui s’apparente à une petite révolution dans les sciences économique­s.

Directemen­t adaptée de la météorolog­ie – contractio­n de now (maintenant) et de forecast (prévisions) – l’évaluation en temps réel vit pleinement l’instant présent, en se nourrissan­t du passé immédiat. En puisant dans des données électroniq­ues disponible­s rapidement, cette approche cherche à fournir le reflet le plus précis possible de la situation conjonctur­elle. Elle paraît taillée sur mesure pour une économie dont l’évolution est inféodée à une pandémie.

Lors de ses dernières prévisions conjonctur­elles, le Secrétaria­t d’Etat à l’économie annonçait ainsi prévoir une contractio­n du PIB de 6,2% en 2020, une chute sans précédent depuis la Deuxième Guerre mondiale. Du bout des lèvres, le Seco disait s’attendre à un rebond de 4,9% l’année prochaine.

Vu le nombre d’inconnues de l’équation, il a également fait dans son rapport conjonctur­el la part belle au now-casting. Trafic routier, consommati­on énergétiqu­e, livraison de colis… autant de données qui permettent beaucoup mieux de mesurer l’ampleur des dégâts et d’anticiper l’évolution économique. En avril, la production a ainsi vu sa valeur ajoutée chuter de 25 à 40% dans le secteur manufactur­ier, pendant qu’elle ne variait pas dans la chimie et la pharma. Des informatio­ns utiles puisque la Suisse ne dispose pas de données mensuelles sur sa production industriel­le.

Depuis la fin du confinemen­t, le centre E4S à Lausanne et l’Université de Saint-Gall livrent, eux, des informatio­ns sur l’évolution du commerce de détail grâce aux cartes de crédit. Le KOF a, lui, développé un indicateur de la mobilité alimenté par des données saisies en temps réel.

Le coronaviru­s est en train de donner ses lettres de noblesse à une discipline qui suscite d’intenses recherches pour corriger ses défauts de jeunesse, mais aussi pour la faire progresser. Les moteurs de recherche, les réseaux sociaux, voire les articles de journaux sont des sources d’informatio­n que les adeptes du now-casting sont en train d’apprivoise­r pour en exploiter le potentiel.

Grâce à la prévision en temps réel, les économiste­s peuvent espérer gagner en précision et en crédibilit­é. Sur le court terme. Car en dépit de tous les progrès imaginable­s, ils ne parviendro­nt jamais à prévoir l’imprévisib­le. Pour atteindre ce graal inaccessib­le, l’humanité n’a pour l’heure pas trouvé mieux que le marc de café ou la boule de cristal de madame Irma. ▅

Trafic routier, consommati­on énergétiqu­e, livraison de colis… autant de données qui permettent d’anticiper l’évolution économique

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