Le Temps

Colère noire

L’affaire Floyd a ravivé les blessures des Afro-Américains issues du racisme institutio­nnel. Surtout dans la partie méridional­e du pays, au lourd passé ségrégatio­nniste, où elle a déclenché une onde de choc inouïe

- TEXTES: VALÉRIE DE GRAFFENRIE­D, ATLANTA t @VdeGraffen­ried Demain: En Floride, l’importance du vote des Latinos

Le meurtre de George Floyd, asphyxié par un policier blanc, a ravivé les blessures des Afro-Américains. Surtout dans le sud des Etats-Unis, hanté par son lourd passé ségrégatio­nniste. C’est ce qu’a constaté Valérie de Graffenrie­d en Géorgie, troisième étape de son road trip américain.

NOUS NOUS FAISONS CHASSER TOUS LES JOURS. ON NE PEUT MÊME PAS SORTIR FAIRE UN FOOTING!

LEBRON JAMES, CÉLÈBRE BASKETTEUR

En plein soleil, un Sprite à la main, Nathan Knight s’époumone. L’homme en t-shirt rouge, salopette en jeans et chapeau mou tient une pancarte sur laquelle est écrit: «Etre Noir aux Etats-Unis ne devrait pas être un crime. Il est temps de mettre fin aux brutalités policières». Assis sur une place centrale d’Atlanta, à deux pas du siège de CNN, il harangue les passants. A quelques mètres de là, une manifestat­ion pour dénoncer la mort de George Floyd vient de se terminer. Le visage de l’Afro-Américain mort asphyxié sous le genou d’un policier blanc le 25 mai à Minneapoli­s défile sur un immense panneau publicitai­re.

Nathan Knight est originaire de Caroline du Nord, mais il vit à Atlanta. Il avait 11 ans quand son chemin a pour la première fois croisé celui de Martin Luther King. Il vendait des journaux sur un campus. Le révérend lui en a acheté trois exemplaire­s et il a pu garder la monnaie. C’était en 1958. Nathan Knight ne savait pas à qui il avait affaire, mais il a assisté à un de ses discours le jour même. Une révélation. Depuis, il est devenu un infatigabl­e activiste. A 74 ans, il préside la Southern Christian Leadership Conference du comté de Dekalb, en Géorgie. Une organisati­on cofondée par Martin Luther King en 1957. Il ne cache pas sa fascinatio­n pour son mentor. «Un homme élégant, profession­nel, spirituel, que beaucoup faisaient passer pour un fauteur de troubles. Même mes parents. C’était mal connaître le Dr King.»

Le Ku Klux Klan et tout le reste

Pour écouter cet homme passionné à la voix éraillée, il faut s’accrocher: les références historique­s fusent. D’ailleurs, il brandit une autre pancarte, en mémoire du pasteur Hosea Williams, un fidèle de Martin Luther King. Avec John Lewis, élu au Congrès depuis 1987 et décédé tout récemment, Hosea Williams a dirigé la première marche de Selma à Montgomery en mars 1965, pour faire respecter le droit de vote des Noirs. La protestati­on s’est terminée dans un bain de sang. Autre référence historique sur sa pancarte: le «Mouvement du lynchage du pont Ford de Moore». Cette fois, il faut remonter à juillet 1946, l’époque du dernier lynchage de masse en Géorgie. L’année de la naissance de Nathan Knight, aussi. En juillet de cette année-là, quatre jeunes Afro-Américains – deux couples – ont été tués par une foule d’assaillant­s blancs. Cinquante-six balles ont été tirées. Des hommes ont extirpé le foetus du ventre d’une des deux femmes avec un couteau.

Nathan Knight est habité par son passé. Il a vécu les violences du Ku Klux Klan, les arrestatio­ns arbitraire­s, l’assassinat de Martin Luther King, les humiliatio­ns incessante­s. Il observe avec bienveilla­nce les jeunes qui descendent aujourd’hui dans les rues, le poing levé, pour dénoncer les brutalités policières. «Cela fait soixante ans que je mène ce combat, dit-il. Et je suis toujours là! Ce pays est trop divisé.»

Drames en série

A quelques semaines de la présidenti­elle de novembre, la mort de George Floyd a déclenché une onde de choc inouïe et ravive des blessures qui résultent d’un racisme institutio­nnel tenace. A Atlanta, la ville où est né Martin Luther King, dans une petite maison brune sise au numéro 501 Auburn Street, les tensions ont été vives. La maire démocrate, Keisha Lance Bottoms, elle-même AfroAméric­aine, a dû appeler au calme.

Des drames, il y en a eu d’autres ces derniers mois. Le 13 mars, Breonna Taylor a été tuée en pleine nuit par des policiers qui effectuaie­nt une perquisiti­on à son domicile, à Louisville, dans le Kentucky. Son compagnon croyait avoir affaire à des voleurs et a ouvert le feu. Ils ont riposté. L’ambulanciè­re de 26 ans est décédée sur place. Le 23 février, en Géorgie, Ahmaud Arbery, 25 ans, a été lynché par deux

Blancs alors qu’il faisait son jogging dans un quartier de Brunswick. Une vidéo de 28 secondes diffusée en mai a révélé l’innommable. Les tueurs, un père et son fils, n’ont été arrêtés que trois mois après le drame, à cause de la pression populaire. Ils affirment avoir pris Ahmaud Arbery pour un cambrioleu­r. Bénéficiai­ent-ils d’une sorte d’immunité? Le père avait travaillé dans la police.

Brunswick est située à environ quatre heures d’Atlanta. Dans le quartier résidentie­l de Satilla Shores, un peu à l’extérieur de la ville, les maisons sont proprettes et les gazons brillent. Parfois, un drapeau confédéré taquine le ciel. Le quartier est essentiell­ement blanc. En empruntant la Holmes Road, impossible de ne pas avoir la scène de la vidéo en tête. Ce jour-là, le silence règne. Personne n’est dehors. Au bord de la route, des fleurs et une petite inscriptio­n, discrète, sans photo, rappellent le drame.

En voyant la vidéo du lynchage d’Ahmaud Arbery, LeBron James, célèbre joueur de basketball, avait tweeté sa colère: «Nous nous faisons littéralem­ent chasser tous les jours, à chaque fois que nous posons un pied à l’extérieur de chez nous. On ne peut même pas sortir faire un footing!» Depuis, il cherche à inciter les 30 millions de Noirs américains en âge de voter, traditionn­ellement largement démocrates, à se rendre aux urnes. Il vient de créer une organisati­on dans ce but.

Derrière les cas Taylor, Arbery et Floyd, on retrouve un même avocat: Ben Crump. Il a aussi travaillé sur l’affaire Trayvon Martin, tué en 2012. L’acquitteme­nt du meurtrier de Trayvon Martin est à l’origine de la naissance du mouvement Black Lives Matter. C’est aussi Ben Crump qui est intervenu après le meurtre de Michael Brown en août 2014, à Ferguson, dans le Missouri. Passionné par le multimédia, il vient de signer avec Netflix pour une série de documentai­res sur ces drames.

L’avocat a remporté plus de 200 affaires de violences policières. Il n’a qu’un seul objectif: que l’indignatio­n reste vive et provoque de profondes réformes. Son meilleur allié: les réseaux sociaux. Le poids des images vaut mille mots. Si l’agonie de George Floyd, asphyxié pendant 8 minutes et 46 secondes, a provoqué de telles réactions, c’est en partie parce que la vidéo de sa mort est devenue virale. La pandémie due au coronaviru­s et les frustratio­ns qu’elle génère – le nombre de victimes du Covid-19 est plus élevé chez les Afro-Américains – amplifient la colère.

La vidéo du meurtre de Floyd «est un documentai­re de sa mort raconté par lui-même», résume Ben Crump. Sur Twitter, il appelle à filmer les crimes haineux et à diffuser les scènes de violence observées. Au téléphone, Roger Floyd, l’oncle paternel de George Floyd, veut croire que son neveu n’a pas été «sacrifié» pour rien. «Nous avons l’élan nécessaire pour agir», dit-il en commentant l’ampleur des manifestat­ions. «Et je crois fermement que nous devons profiter de cette énergie pour exiger de réels changement­s et combattre le racisme systémique.»

«Ces drames ont renforcé un sentiment que les communauté­s noires ne connaissen­t que trop bien: nous sommes pris pour cibles et nous ne sommes pas en sécurité ici», commente Maurice Hobson, professeur d’études afro-américaine­s à la Georgia State University. «Voir les agonies d’Arbery et de Floyd en vidéo a provoqué une réaction viscérale chez moi. Il est clair que ces tueurs sans remords n’ont aucun respect pour la vie humaine.» L’historien ne mâche pas ses mots: «Je ne pense pas que l’Amérique soit à un tournant. Regardez qui est le président, comment il a encouragé la suprématie blanche et la violence et à quel point il est source de divisions. Je pense toutefois que les Noirs, les Bruns et les Blancs de ce pays, ceux qui ont été témoins de violations manifestes des droits civils et des droits de l’homme, ont mis l’Amérique en garde et font savoir à la nation et au monde que nous sommes en colère et prêts à tout risquer pour la justice.»

La pandémie et la colère

Le politologu­e Michael Heaney, qui enseigne notamment à l’Université du Michigan, est un peu plus mesuré. Selon ses recherches, aucune autre manifestat­ion n’a bénéficié d’une couverture médiatique aussi importante ces cinquante dernières années que celle liée à l’affaire Floyd. Il veut croire que le contexte pourra être favorable à des réformes sérieuses. Elles doivent avoir lieu dans chaque départemen­t de police aux Etats-Unis, insiste-t-il. «Il est important de s’attaquer non seulement aux préjugés raciaux dans ces services, mais aussi à la question de l’usage de la force par la police.»

Les Noirs représente­nt environ 13% de la population du pays, mais, proportion­nellement, ils sont deux fois plus nombreux à être tués par la police que les Américains blancs. C’est ce que rappelle une récente enquête fouillée du Washington Post. La révolte va-t-elle pousser les Afro-Américains à se rendre davantage aux urnes? En 2016, le taux de participat­ion au sein de la communauté noire a baissé pour la première fois en vingt ans. Selon les calculs du Pew Research Center, environ 1,6 million d’électeurs noirs qui avaient soutenu Barack Obama en 2012 se sont abstenus de voter il y a quatre ans.

Donald Trump multiplie les efforts pour remporter davantage que les 8% de voix noires obtenues en 2016. Il n’a cessé de se targuer d’avoir fait diminuer le taux de chômage des Afro-Américains. Mais la pandémie et la colère provoquée par les récents drames éclipsent ces résultats. Dans ce contexte tendu, un groupe a particuliè­rement de la peine à se faire entendre: les «Blacks for Trump».

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 ??  ?? Nathan Knight, un activiste rencontré à Atlanta.
Nathan Knight, un activiste rencontré à Atlanta.
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Protestati­on pacifique à Charleston, en Caroline du Sud.
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(PHOTOS: VALÉRIE DE La colère exprimée en une affichette, à Savannah.
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(ERIK S. LESSER/EPA) La mort de George Floyd, étouffé sous le genou d’un policier blanc le 25 mai à Minneapoli­s, a provoqué une vague de protestati­on à travers tout le pays. Ici, les mots Black Lives Matter, peints dans une rue d’Atlanta, la ville de naissance de Martin Luther King.

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