Le Temps

Comment la NRA s’est transformé­e en cible

Des responsabl­es du lobby pro-armes sont accusés d’avoir détourné des dizaines de millions de dollars. La procureure générale new-yorkaise, démocrate, est bien décidée à avoir sa peau. Longue bataille politico-judiciaire en vue

- VALÉRIE DE GRAFFENRIE­D, NEW YORK @vdegraffen­ried

«Le seul moyen d’arrêter un méchant avec une arme, c’est d’avoir un gentil avec une arme.» C’est le genre de formule que l’on doit à Wayne LaPierre, le patron de la National Rifle Associatio­n (NRA). Son organisati­on défend faroucheme­nt le port et la possession d’armes aux Etats-Unis malgré les fusillades de masse qui endeuillen­t régulièrem­ent le pays. Mais depuis quelques jours, Wayne LaPierre, 70 ans, a une autre priorité: se défendre lui-même.

La NRA, décrite comme un «puissant» lobby pro-armes, l’est-elle encore vraiment? Habituée à soutenir des candidats républicai­ns à coups de millions de dollars, elle s’est faite plutôt discrète ces derniers mois, affaiblie par une guerre des clans. Le coup d’assommoir est tombé le 6 août. Ce jour-là, Letitia James, la procureure générale de l’Etat de New York, annonce avoir lancé une action en justice contre le lobby et ses responsabl­es, pour fraude financière. Objectif: dissoudre l’organisati­on.

Jet privé, yacht, safaris, etc.

Wayne LaPierre est accusé d’avoir puisé dans la caisse, notamment pour s’offrir des vacances de luxe aux Bahamas, en jet privé. Il séjournait dans des hôtels somptueux et sur un yacht de 32 mètres, acceptait facilement les cadeaux des principaux fournisseu­rs de la NRA – notamment des safaris en Afrique – et se serait octroyé une retraite de 17 millions de dollars sans attendre le feu vert du conseil d’administra­tion, précise la plainte. Il présentait généraleme­nt des notes de frais faramineus­es – 12 millions de dollars en six ans –, qu’il se faisait ensuite rembourser.

Sa famille profitait de ce style de vie sur le dos des membres de l’organisati­on. Trois de ses acolytes sont également visés. Ces accusation­s sont détaillées dans un document de 169 pages. La plainte fait suite à une enquête de dix-huit mois. «J’ai lancé des poursuites pour dissoudre la National Rifle Associatio­n pour des années d’abus et de gestion illégale. La NRA est un condensé de fraudes et de malversati­ons. Aucune organisati­on n’est au-dessus de la loi», a souligné la procureure sur Twitter. Elle a fait ses calculs: au total, ces méfaits auraient coûté 64 millions de dollars à la NRA en trois ans.

Wayne LaPierre a très rapidement réagi, en portant plainte à son tour. Il accuse la procureure, une démocrate, d’agir à des fins politiques trois mois avant la présidenti­elle américaine et assure que la NRA est solvable financière­ment. En 2017, son budget était encore évalué à plus de 400 millions de dollars. Wayne LaPierre dirige la NRA depuis près de trente ans. Il en est officielle­ment le vice-président exécutif et le directeur général, alors que la présidente est Carolyn

Meadows. Mais le grand manitou, c’est lui. Il a de quoi être inquiet: non seulement l’Etat de New York est déjà parvenu à obtenir, par exemple, la dissolutio­n de la fondation caritative de Donald Trump, mais un procureur de Washington DC, également démocrate, a aussi décidé de s’en prendre à la NRA. L’organisati­on a son siège social en Virginie, en banlieue de Washington, mais elle est inscrite depuis 1871, année de sa fondation, comme organisati­on à but non lucratif à New York.

Le président américain a déploré une «chose terrible» et insinué que la NRA, qui revendique 5 millions de membres, devrait déménager au Texas où elle pourrait «mener une très bonne et belle vie». Selon le site OpenSecret­s, sa campagne avait bénéficié d’une aide d’environ 30 millions de dollars de la NRA en 2016. Le gouverneur de l’Arkansas est aussi entré dans la danse, en l’invitant à s’installer «dans le Sud, où les gens respectent le deuxième amendement». Et, pourquoi pas, dans son Etat.

La NRA était déjà au coeur de tensions en juin 2019. Le président de l’organisati­on, Oliver North, avait alors accusé Wayne LaPierre d’abus financiers, de comporteme­nt «dictatoria­l» et exigé sa démission. Mais au final, Wayne LaPierre a été réélu et c’est lui qui a dû partir. La porte-parole Dana Loesch s’est également illustrée par des dérapages. Notamment en s’en prenant à un dessin animé, Thomas & Friends, qu’elle jugeait trop multicultu­rel. Elle en a donc proposé une parodie, avec des cagoules du Ku Klux Klan placées sur les personnage­s principaux du dessin animé. Pas vraiment le meilleur moyen pour faire croire que la NRA se distancie des suprémacis­tes blancs.

En surgissant à moins de trois mois d’une élection présidenti­elle très disputée et chahutée par la pandémie de Covid-19, l’affaire est vite politisée. Mais pour Philip Hackney, professeur de droit à l’Université de Pittsburgh et spécialist­e des affaires fiscales, Letitia James a eu raison de porter plainte. Il se dit «agréableme­nt surpris» qu’elle ait osé franchir le pas. La procureure a juré d’enquêter sur la NRA dès son élection, «ce qui pourrait faire penser qu’il y a une motivation politique». «Mais c’est tout sauf cela, commente-t-il pour

Le Temps. Ces violations répétées de la loi sur les organisati­ons à but non lucratif, rapportées depuis longtemps dans la presse, représente­nt en effet une fraude pour tous les membres de la NRA. En fait, la procureure leur rend service.»

«La NRA est un condensé de fraudes et de malversati­ons. Aucune organisati­on n’est au-dessus de la loi»

Et quid de la supposée puissance et influence du lobby? «La NRA a longtemps été considérée comme le lobby le plus puissant des EtatsUnis. Elle a toujours de l’importance, mais au fur et à mesure que les allégation­s de fraude se sont multipliée­s, que l’organisati­on a souffert d’une hémorragie d’argent avec l’échec de sa NRA TV et de Carry Guard [qui propose un système d’assurance, ndlr], et que des contrats frauduleux pour des entreprene­urs qui n’ont fourni aucun travail ont été mis en exergue, son influence a diminué», souligne le professeur.

La bataille judiciaire pourrait durer des années. Quel que soit le résultat, elle aura au moins le mérite de jeter une lumière crue sur la relative impunité dont bénéficiai­t l’«influente» NRA, à l’abri de contrôles sérieux pendant des années. En attendant, l’organisati­on, en conflit aussi avec l’agence de publicité qui faisait ses campagnes depuis près de quarante ans, attire moins de membres. Elle doit surtout se serrer la ceinture. Donald Trump sait qu’il ne pourra pas bénéficier des mêmes sommes qu’en 2016. La NRA lui avait confirmé son soutien officiel le 15 juillet dernier.

 ?? (DANIEL ACKER/BLOOMBERG VIA GETTY IMAGES) ?? Des affiches de la NRA représenta­nt Wayne LaPierre, son patron.
LETITIA JAMES, PROCUREURE GÉNÉRALE DE L’ÉTAT DE NEW YORK
(DANIEL ACKER/BLOOMBERG VIA GETTY IMAGES) Des affiches de la NRA représenta­nt Wayne LaPierre, son patron. LETITIA JAMES, PROCUREURE GÉNÉRALE DE L’ÉTAT DE NEW YORK

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