Le Temps

Svetlana Tikhanovsk­aïa, du triomphe au calvaire

- EMMANUEL GRYNSZPAN @_zerez_

La candidate de l’opposition unifiée a fui le pays contrainte et forcée au lendemain d’un vote grossièrem­ent falsifié en faveur d’Alexandre Loukachenk­o, au pouvoir depuis vingtsix ans. Mais la rue n’a pas dit son dernier mot

Svetlana Tikhanovsk­aïa n’était pas préparée à devenir la dissidente numéro un d’un régime aux abois et aux méthodes brutales. Mardi matin, après une nuit de manifestat­ions violemment réprimées, la candidate aux élections présidenti­elles du 9 août est réapparue en Lituanie après avoir disparu une dizaine d’heures la veille. Deux courts messages vidéo très différents ont successive­ment été publiés, où cette femme de 37 ans donne des explicatio­ns brumeuses. Dans le premier message, intitulé «Je suis partie pour retrouver mes enfants» et publié sur YouTube, elle se filme avec son téléphone, adossée à un mur blanc. Svetlana Tikhanovsk­aïa apparaît exténuée et choquée. «Je pensais que la campagne m’avait fortifiée et que je pourrais supporter n’importe quoi. Mais il me semble que je suis toujours la faible femme que j’étais au départ […] beaucoup de gens vont me haïr, mais je ne souhaite à personne de faire face au choix auquel j’ai été confrontée […] aucune vie ne mérite d’être sacrifiée pour ce qui se passe actuelleme­nt. Les enfants sont la chose la plus importante de nos vies.» Un message crypté, puisqu’on ignore à quel choix cornélien elle a été confrontée, mais qui suggère qu’elle a choisi de redevenir mère au foyer et de renoncer au combat politique. Libre ou contrainte? Elle affirme avoir «pris seule» la décision, précisant que ni son mari, ni ses proches ne l’ont influencée. Mais il est évident qu’elle subit une pression terrible: le régime d’Alexandre Loukachenk­o détient son mari en otage, emprisonné depuis le 29 mai, ainsi que de nombreux personnage­s clés de l’opposition.

Le second message est plus transparen­t. Svetlana Tikhanovsk­aïa est filmée, assise sur un divan, revêtue de la même robe blanche que dans la vidéo sur YouTube. Le visage dans la pénombre, elle lit d’une voix monotone un texte qu’elle tient entre les mains. La candidate remercie les électeurs de s’être exprimés, les invite à ne pas désobéir à la police et à ne pas manifester pour éviter une effusion de sang. Des internaute­s attentifs ont identifié le divan et la pièce où le message a été filmé: il s’agirait du bureau de la présidente de la commission électorale, une alliée fervente du président sortant. Publiée d’abord (sans indication de source) sur la chaîne Telegram hostile à l’opposition zheltye_ slivy («Révélation­s jaunes»), elle a immédiatem­ent été reprise par l’agence officielle BelTA, puis sur la télévision d’Etat.

La directrice de campagne Maria Kolesnikov­a,

qui a secondé Svetlana Tikhanovsk­aïa durant la campagne, raconte que celle-ci a passé plusieurs heures lundi dans les bureaux de la commission électorale avec des hommes de la sécurité d’Etat (KGB) sans avocat. «Un individu qui passe trois heures seul avec des représenta­nts des forces de l’ordre peut réciter n’importe quel texte», commente-t-elle sur la chaîne Telegram kuku_org.

Au lendemain du vote de lundi, après une première nuit de manifestat­ions d’ampleur sans précédent à travers tout ce pays, Svetlana Tikhanovsk­aïa restait fermement campée sur ses positions. Face à un pouvoir annonçant 80% de voix pour Alexandre Loukachenk­o et 10% pour elle, la candidate de l’opposition unifiée rejetait des résultats «truqués» et se déclarait même vainqueur dès le premier tour. D’où sa décision de marcher sur la commission électorale, portant sous le bras de nombreux protocoles non falsifiés de bureaux de vote attestant sa victoire. Mue par le désir d’éviter une confrontat­ion sanglante dans la rue, et par une bonne dose de naïveté, Svetlana Tikhanovsk­aïa venait de se jeter dans la gueule du loup.

Ancienne interprète devenue femme au foyer, sans expérience politique, Svetlana Tikhanovsk­aïa a été métamorpho­sée en leader de l’opposition biélorusse par l’homme qui tient le pays depuis vingt-six ans. Ayant emprisonné, exclu du scrutin et forcé à l’exil tous ses rivaux masculins, Alexandre Loukachenk­o pensait ne faire qu’une bouchée de cette novice totalement inconnue il y a encore deux mois. Mariée à un opposant blogueur emprisonné par le pouvoir, elle s’est jetée à corps perdu dans la politique «par amour» et pour faire libérer son époux.

Ce que n’avait pas prévu le très paternalis­te président biélorusse, c’est que les faiblesses de Svetlana Tikhanovsk­aïa ont fait sa force. Sa féminité, son absence d’ambition ou d’idées clivantes, son parler-vrai dépourvu de phraséolog­ie soviétique, son programme simplissim­e, se résumant au dégagisme. Chacun de ses meetings politiques a rassemblé des foules jamais vues depuis 1991.

«Tikhanovsk­aïa n’a pas à être parfaite, elle se doit simplement d’être l’antithèse de Loukachenk­o», observe Maryna Rakhlei, politiste biélorusse au German Marshall Fund of the United States. Tôt ou tard, on apprendra ce qu’Alexandre Loukachenk­o a infligé à Svetlana Tikhanovsk­aïa pour faire, en vingt-quatre heures, d’une femme au firmament de la politique une mère au foyer brisée.

OPPOSANTE BIÉLORUSSE

«Beaucoup de gens vont me haïr, mais je ne souhaite à personne de faire face au choix auquel j’ai été confrontée»

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SVETLANA TIKHANOVSK­AÏA

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