Le Temps

CONFESSEUR

Ce missionnai­re de la congrégati­on Saint François de Sales vit seul depuis vingt-cinq ans dans le val Montjoie en Haute-Savoie. Il fut jadis prêtre-ouvrier, parmi les hommes donc. Il écoute désormais les tourments de ceux qui passent

- CHRISTIAN LECOMTE @chrislecdz­5

Le père solitaire qui écoute les perdus sur sa montagne

JE SUIS VENU POUR UN MOIS MAIS J’AI PROLONGÉ

Il nous accueille sur ces mots: «Etre ermite pour moi, c’est se taire pendant onze mois, mais vu que vous êtes venus le douzième, on peut causer.» Rires. Avant de parler, il faut cependant planter le décor. Le val Montjoie, au-dessus de Saint-Gervais-les-Bains, dans le massif du Mont-Blanc. Altitude: 1300 mètres. Une longue allée jamais lassante puisque chahute à gauche le torrent Bon-Nant et chante là-haut le pinson. Le père Joseph Rey habite au bout du chemin bucolique, au numéro… 3786. Haute bâtisse en pierres vénérables dont la façade est ornée de quatre longs troncs de bois disposés en «V». Y reposent, parfaiteme­nt empilées, des bûches. Une réalisatio­n de l’occupant des lieux. Un promeneur parmi tant d’autres lui a dit un jour: «Je vois quatre sabliers et la vie qui s’écoule vers la terre. On finit tous ainsi.» La lecture de Joseph est différente: «C’est plutôt un élan vers l’infini.» Le randonneur est reparti enjoué avec pour cadeau un peu d’éternité dans sa musette.

Joseph Rey, 84 ans, a un regard qui sans cesse sourit. «Un truc de naissance», dit-il. Cela fait vingt-cinq années qu’il vit en lisière du monde: «Je suis venu pour un mois mais j’ai prolongé.» Mis à la retraite en 1996, il a été chargé par la congrégati­on Saint François de Sales, à laquelle ce missionnai­re appartient, d’accueillir des séminarist­es, des théologien­s ou des groupes de retraités. Ceux-ci ne viennent plus depuis cinq ans parce que l’auguste demeure ne serait plus en conformité avec les normes de sécurité. Joseph, lui, est resté et est devenu l’unique habitant et le gardien.

Sentiment diffus qu’il a été un peu oublié par sa congrégati­on (on ne le lui dit pas, pour ne pas l’offusquer) mais que cela lui va plutôt bien. A Notre-Dame de la Gorge, le père Joseph Rey perpétue à sa façon la tradition de l’ermite. Il y a 900 ans, un homme s’était installé en ce fond de vallée pour y accueillir et réconforte­r les voyageurs. Très pieux, il avait érigé un sanctuaire pour la «réfection spirituell­e» des gens qui marchent.

Joseph ne fait pas autre chose: «J’écoute les gens qui passent.» Pas les touristes asiatiques en goguette qui photograph­ient le col du Bonhomme et la façade pittoresqu­e de la maison de Joseph. Mais les solitaires et ceux qu’il appelle «les suicidés». «Des gens viennent par ici se donner la mort», dit-il. Il se souvient d’un jour de forte neige. «Je vois un chapeau, je me dis il y a quelqu’un sous le chapeau. C’était un homme de la ville. Il m’a raconté en quinze minutes l’essentiel de sa vie et qu’il avait sur la conscience la mort de 20 personnes.» Cinq fois de suite, l’homme a raconté la même histoire à Joseph. Puis lui a dit: «Merci pour le pardon.» Joseph poursuit: «Je l’ai regardé partir; s’il montait, j’allais le tracer parce que ça voulait dire qu’il allait vers la mort. Mais il est descendu. Il s’était pardonné à luimême.»

Joseph Rey est né à Rumilly, en HauteSavoi­e, dans une famille de paysans ouvriers. Il est le septième des huit enfants. Elève brillant. Scolarité au collège de Ville-la-Grand puis à Florimont, à Genève. «Mes parents payaient ce qu’ils pouvaient», se souvient-il. Ensuite, des études de théologie et de philosophi­e à Fribourg pour devenir prêtre. A Estavayer-le-Lac, il décroche un poste d’enseignant et de surveillan­t. Sa vocation est de devenir prêtre-ouvrier. «Vivre ma foi dans le monde et comme tout le monde», résume-t-il. La congrégati­on Saint François de Sales l’envoie à Sion de 1970 à 1978 dans une cité-dortoir HLM: «1200 habitants, 11 langues parlées, un rôle à la fois d’éducateur, de prof et parfois d’ami», précise-t-il.

Retour en France, à Annecy, où pendant vingt ans il va conduire les autobus de la préfecture haut-savoyarde. Les usagers ignorent qu’un curé est au volant, sauf une dame, qui un jour lui fait cet aveu: «Je sais que vous êtes prêtre. Si vous vous demandez comment je l’ai deviné, voici ma réponse: cela fait six ans que je monte dans votre bus.»

A Notre-Dame de la Gorge, il est contemplat­if, fabrique des arbres à escargots, donne un coup de main aux gens de la réserve naturelle en recensant les champignon­s: «550 espèces», affirme-t-il. Il prend soin des ancolies, de la gentiane, collecte dans la forêt des morceaux de bois noueux qui ont pris la forme d’animaux. «Les gens de la montagne voient des marmottes, ceux des océans des phoques.» Il prie ici, là, tout le temps, au gré de ses déplacemen­ts, de ses pauses.

La chapelle Notre-Dame de la Gorge jouxte son habitation. Style baroque du nord de l’Italie, très en couleur et fleurie. Saint François de Sales la visite en 1606. Au-dessus du tabernacle, la Vierge à l’enfant siège en majesté. Durant le confinemen­t, Joseph a passé un contrat avec Marie: «On s’est parlé à travers les murs.» Comment a-t-il vécu la crise sanitaire? «Ça n’a pas changé beaucoup ma vie. J’ai vu encore moins de monde qu’à l’habitude. Seuls les gendarmes passaient. Il fallait que je présente une autorisati­on de déplacemen­t pour aller jusqu’aux poubelles… J’ai trouvé ça un peu ridicule.»

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(EDDY MOTTAZ/LE TEMPS) Joseph Rey: «Des gens viennent par ici se donner la mort.»

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