Le Temps

Ignazio Cassis: «Nous ne voulons pas être pris en étau entre la Chine et les Etats-Unis»

Face aux violations multiples du droit internatio­nal humanitair­e, Ignazio Cassis juge qu’il est urgent d’agir. Il compte aussi relancer la candidatur­e de Thomas Greminger au poste de secrétaire général de l’OSCE en décembre

- PROPOS RECUEILLIS PAR STÉPHANE BUSSARD, BERNE @StephaneBu­ssard

Que ce soit en Syrie, au Yémen, en Libye ou en Ukraine, le droit internatio­nal humanitair­e (DIH) traverse une très mauvaise passe. A l’heure où les Convention­s de Genève célèbrent leur 71e anniversai­re, le respect de l’emblème de la Croix-Rouge, la protection des civils et des hôpitaux sont autant d’obligation­s imposées par le DIH qui se voient de plus en plus bafouées. Face à ce délitement, que constate aussi le CICR, le Conseil fédéral a décidé de prendre les devants: il a adopté mercredi un rapport volontaire (autrement dit: pris de sa propre initiative) sur la mise en oeuvre du DIH par la Suisse. Il entend ainsi mettre en lumière les bonnes pratiques en la matière et les défis à relever, notamment au vu de l’évolution technologi­que. Si la Suisse obtient un siège non permanent au Conseil de sécurité de l’ONU en 2023, le gouverneme­nt promet de promouvoir le DIH, qui fait partie de «l’ADN de la Suisse». Le chef du Départemen­t fédéral des affaires étrangères, Ignazio Cassis, répond au Temps.

Le droit internatio­nal humanitair­e, le CICR peut en témoigner, est de plus en plus bafoué. Est-ce la raison pour laquelle le Conseil fédéral a adopté mercredi un rapport volontaire sur la mise en oeuvre du droit internatio­nal humanitair­e par la Suisse? Nous voulons donner un signal fort à la communauté internatio­nale pour montrer que la Suisse continue de croire fermement au droit internatio­nal humanitair­e bien qu’il soit de plus en plus difficile de le faire respecter. On le voit dans différents conflits à travers le monde. Il ne s’agit bien souvent plus de conflits classiques entre Etats, mais de conflits internes entre groupes armés non étatiques. Le rapport volontaire découle de la Conférence internatio­nale de la CroixRouge et du Croissant-Rouge de décembre 2019 à Genève. On aurait aimé établir un processus d’établissem­ent de rapports nationaux sur l’applicatio­n du DIH. Plusieurs Etats n’étaient pas prêts à s’investir dans un tel exercice. Nous avons donc décidé d’établir notre propre document. J’ai voulu lui donner une vraie importance politique. C’est pour cela que je ne souhaitais pas un rapport purement technique, mais que le Conseil fédéral se l’approprie en tant que collège, car le respect du DIH est prioritair­e pour la Confédérat­ion.

Le rapport volontaire mentionne l’impérative nécessité de respecter l’emblème de la CroixRouge… C’est un aspect fondamenta­l pour la crédibilit­é et la sauvegarde des organisati­ons humanitair­es. Ce n’est pas pour rien que le respect de l’emblème est inscrit dans les Convention­s de Genève. Mais celui-ci doit aller au-delà de la rhétorique. On ne peut pas simplement saluer le bienfondé du DIH. Il faut l’appliquer, sans quoi on affaiblit sa crédibilit­é et tout le système de mise en oeuvre. Avec le rapport volontaire, nous essayons de dire aux autres pays: voyez comment nous agissons. Certes, nous pouvons toujours faire mieux, mais cela vaut la peine de s’engager même si cela nous coûte des millions.

Est-ce la responsabi­lité de l’Etat dépositair­e des Convention­s de Genève qui vous fait agir ainsi? Oui, c’est l’une des raisons. Mais nous sommes aussi génétiquem­ent attachés à l’emblème. C’est la même croix que celle de la Suisse, avec des couleurs inversées. Et puis, en Suisse, nous croyons en l’Etat de droit. S’il y a des lois, le DIH en l’occurrence, il faut les appliquer.

Il y a visiblemen­t une grande proximité entre la Confédérat­ion et le CICR. Certains se posent la question de l’indépendan­ce du CICR vis-à-vis de Berne. On se souvient tous de l’épisode où l’ambassadeu­r August Lindt avait été nommé pour diriger l’opération du CICR au Biafra… D’un point de vue juridique, l’indépendan­ce est totale. Nous n’avons aucun droit de décision au sein de l’organisati­on. Mais ce serait cacher la vérité que d’affirmer qu’il n’y a pas une interdépen­dance morale et politique. Ce n’est pas un hasard si le CICR est dirigé par un ex-diplomate suisse [Peter Maurer], si nous allouons 150 millions de francs de l’argent des contribuab­les suisses pour financer le CICR, et si moi-même et le directeur général du CICR nous appelons régulièrem­ent. Nous sommes fiers d’avoir le siège du CICR sur sol suisse.

Le CICR, est-ce du «soft power» pour la Confédérat­ion? Oui, nous profitons de l’image du CICR et ce dernier bénéficie de la réputation de la Suisse. Nous défendons tous deux le même principe de neutralité.

Dans le rapport volontaire, vous appelez à «l’éliminatio­n totale des armes atomiques». Pourquoi dès lors le Conseil fédéral n’appelle-t-il pas à la signature et à la ratificati­on du Traité sur l’interdicti­on des armes nucléaires (TIAN) adopté par l’ONU à New York en 2017? Sur la finalité, nous sommes sur la même longueur d’onde que le CICR: nous voulons l’abolition de telles armes. Mais il ne suffit pas d’apposer sa signature au bas d’un traité à l’intitulé séduisant. Le Conseil fédéral a procédé à une analyse approfondi­e et n’est pas convaincu pour l’heure que ce traité soit en mesure d’atteindre le but visé. La politique de désarmemen­t de la Confédérat­ion est très claire. Nous voulons voir si ce traité permettra de faire un pas en avant en termes d’éliminatio­n des armes nucléaires ou s’il aura des effets collatérau­x qui pourraient au contraire nuire à l’atteinte de cet objectif. Je ne dis pas que nous ne signerons jamais ce traité. Mais nous devons nous assurer qu’il ne sera pas contraire au Traité sur la non-proliférat­ion des armes nucléaires (TNP). Cela dit, peu d’Etats européens ont signé le TIAN. Ce n’est pas un hasard.

En 2018, le Conseil fédéral proposait d’assouplir son ordonnance sur l’exportatio­n du matériel de guerre et d’autoriser de telles exportatio­ns même à des pays en guerre. N’y avait-il pas contradict­ion avec la défense du DIH? La décision dont vous parlez ne touchait aucunement le DIH. Sur propositio­n d’une commission parlementa­ire, le Conseil fédéral voulait améliorer l’exportatio­n de matériel d’armement pour permettre à cette industrie de survivre, ce qui est nécessaire pour notre armée. Au vu de la réaction du parlement, il y a renoncé. Il a ensuite pris note de l’initiative populaire lancée à ce sujet et il y oppose un contre-projet. Depuis, la situation s’est beaucoup calmée.

Pourquoi un tel assoupliss­ement vous semblait-il nécessaire en 2018? La Suisse a une armée dont l’existence est inscrite dans la Constituti­on. Nous devons trouver un difficile équilibre entre deux buts antinomiqu­es: la population suisse veut la sécurité d’un côté et ne veut pas la guerre de l’autre. Pour garantir cette sécurité, nous avons besoin de l’armée et du savoir-faire de l’industrie qui produit le matériel et les instrument­s. Cette industrie est également importante pour notre secteur universita­ire, qui développe des équipement­s militaires high-tech.

Le Liban vient de vivre une terrible tragédie provoquée par une gigantesqu­e explosion dans le port de Beyrouth. Que fait la Suisse pour lui venir en aide? J’ai immédiatem­ent décidé de mettre 4 millions de francs à dispositio­n du Liban et envoyé une première équipe pour évaluer la situation de notre ambassade et de son personnel – notre ambassadri­ce a été blessée. Deux équipes supplément­aires sont entre-temps parties pour le Liban pour évaluer les besoins. Quatre millions ne seront pas suffisants. Il faudra en faire plus. Nous avons des budgets assez importants pour l’aide humanitair­e. Il faudra fixer des priorités. Heureuseme­nt, nous sommes dans une situation que beaucoup nous envient quand il s’agit d’apporter de l’aide humanitair­e.

Vous avez récemment surpris lors d’une interview accordée à la presse alémanique en critiquant le non-respect des droits de l’homme en Chine. Certains y ont vu une forme de courage… Je n’ai rien dit que je n’avais pas déjà dit essentiell­ement auparavant. Nous avons toujours exprimé nos préoccupat­ions sur la situation des droits humains en Chine, par exemple celle des Ouïgours dans le Xinjiang, et sur l’escalade de la situation à Hongkong, où est menacé le principe «un pays, deux systèmes». Cela dit, j’en parle souvent avec mes homologues européens. Nous ne souhaitons pas être pris en étau entre la Chine et les Etats-Unis dans un monde bipolaire. En dépit de ces défis et divergence­s de vues, nous gardons une relation amicale avec la République populaire de Chine. La Suisse a été parmi les premiers à la reconnaîtr­e en 1950. Les Chinois ne l’ont pas oublié. Et nous avons conclu un accord positif de libre-échange avec Pékin.

Vos critiques sont-elles partagées par tout le Conseil fédéral? Les questions relatives aux droits de l’homme sont de la compétence du Départemen­t fédéral des affaires étrangères. Mais elles s’inscrivent dans le cadre d’une stratégie globale de politique étrangère approuvée en février par le Conseil fédéral. Nous sommes en train de préparer une stratégie par rapport à la Chine que je présentera­i au Conseil fédéral d’ici à la fin de l’année.

La non-reconducti­on du Suisse Thomas Greminger en juillet pour un second mandat au poste de secrétaire général de l’OSCE a été un cuisant échec… Personne n’a jamais contesté Thomas Greminger dans sa fonction. Il a malheureus­ement été la victime collatéral­e de conflits entre Etats concernant d’autres membres de la direction de l’OSCE. Je vais le rencontrer dans quelques jours pour faire le point avec lui. S’il est d’accord, on va relancer sa candidatur­e pour décembre avec le soutien de la diplomatie suisse. L’OSCE a besoin de stabilité au vu des défis actuels. Thomas Greminger peut l’apporter.

L’éviction du Suisse Pierre Krähenbühl du poste de commissair­e général de l’UNRWA, l’agence onusienne d’aide aux réfugiés palestinie­ns, est aussi un épisode douloureux… Le fait que l’UNRWA a été mise sous enquête montre que l’agence onusienne a connu des problèmes effectifs de fonctionne­ment. J’ai eu des échanges écrits avec le successeur de Pierre Krähenbühl, Philippe Lazzarini. Il connaissai­t nos préoccupat­ions. Nous souhaitons que l’UNRWA fasse le travail pour lequel elle a été créée. Le nouveau chef, choisi par l’ONU, aura la difficile tâche d’effectuer les réformes nécessaire­s pour que l’UNRWA fonctionne correcteme­nt, tout en prêtant attention aux critiques.

«Le Conseil fédéral n’est pour l’heure pas convaincu que le Traité sur l’interdicti­on des armes nucléaires soit en mesure d’atteindre le but visé»

La Suisse va-t-elle maintenir son financemen­t de l’UNRWA? Le budget quadrienna­l du Conseil fédéral arrive à terme en 2020. Le Conseil fédéral devra décider ce qu’il fera d’ici à la fin de l’année. ▅

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(SALVATORE VINCI/13 PHOTO) Ignazio Cassis: «On ne peut pas simplement saluer le bien-fondé du droit internatio­nal humanitair­e. Il faut l’appliquer, sans quoi on affaiblit sa crédibilit­é.»

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