Ignazio Cassis: «Nous ne voulons pas être pris en étau entre la Chine et les Etats-Unis»
Face aux violations multiples du droit international humanitaire, Ignazio Cassis juge qu’il est urgent d’agir. Il compte aussi relancer la candidature de Thomas Greminger au poste de secrétaire général de l’OSCE en décembre
Que ce soit en Syrie, au Yémen, en Libye ou en Ukraine, le droit international humanitaire (DIH) traverse une très mauvaise passe. A l’heure où les Conventions de Genève célèbrent leur 71e anniversaire, le respect de l’emblème de la Croix-Rouge, la protection des civils et des hôpitaux sont autant d’obligations imposées par le DIH qui se voient de plus en plus bafouées. Face à ce délitement, que constate aussi le CICR, le Conseil fédéral a décidé de prendre les devants: il a adopté mercredi un rapport volontaire (autrement dit: pris de sa propre initiative) sur la mise en oeuvre du DIH par la Suisse. Il entend ainsi mettre en lumière les bonnes pratiques en la matière et les défis à relever, notamment au vu de l’évolution technologique. Si la Suisse obtient un siège non permanent au Conseil de sécurité de l’ONU en 2023, le gouvernement promet de promouvoir le DIH, qui fait partie de «l’ADN de la Suisse». Le chef du Département fédéral des affaires étrangères, Ignazio Cassis, répond au Temps.
Le droit international humanitaire, le CICR peut en témoigner, est de plus en plus bafoué. Est-ce la raison pour laquelle le Conseil fédéral a adopté mercredi un rapport volontaire sur la mise en oeuvre du droit international humanitaire par la Suisse? Nous voulons donner un signal fort à la communauté internationale pour montrer que la Suisse continue de croire fermement au droit international humanitaire bien qu’il soit de plus en plus difficile de le faire respecter. On le voit dans différents conflits à travers le monde. Il ne s’agit bien souvent plus de conflits classiques entre Etats, mais de conflits internes entre groupes armés non étatiques. Le rapport volontaire découle de la Conférence internationale de la CroixRouge et du Croissant-Rouge de décembre 2019 à Genève. On aurait aimé établir un processus d’établissement de rapports nationaux sur l’application du DIH. Plusieurs Etats n’étaient pas prêts à s’investir dans un tel exercice. Nous avons donc décidé d’établir notre propre document. J’ai voulu lui donner une vraie importance politique. C’est pour cela que je ne souhaitais pas un rapport purement technique, mais que le Conseil fédéral se l’approprie en tant que collège, car le respect du DIH est prioritaire pour la Confédération.
Le rapport volontaire mentionne l’impérative nécessité de respecter l’emblème de la CroixRouge… C’est un aspect fondamental pour la crédibilité et la sauvegarde des organisations humanitaires. Ce n’est pas pour rien que le respect de l’emblème est inscrit dans les Conventions de Genève. Mais celui-ci doit aller au-delà de la rhétorique. On ne peut pas simplement saluer le bienfondé du DIH. Il faut l’appliquer, sans quoi on affaiblit sa crédibilité et tout le système de mise en oeuvre. Avec le rapport volontaire, nous essayons de dire aux autres pays: voyez comment nous agissons. Certes, nous pouvons toujours faire mieux, mais cela vaut la peine de s’engager même si cela nous coûte des millions.
Est-ce la responsabilité de l’Etat dépositaire des Conventions de Genève qui vous fait agir ainsi? Oui, c’est l’une des raisons. Mais nous sommes aussi génétiquement attachés à l’emblème. C’est la même croix que celle de la Suisse, avec des couleurs inversées. Et puis, en Suisse, nous croyons en l’Etat de droit. S’il y a des lois, le DIH en l’occurrence, il faut les appliquer.
Il y a visiblement une grande proximité entre la Confédération et le CICR. Certains se posent la question de l’indépendance du CICR vis-à-vis de Berne. On se souvient tous de l’épisode où l’ambassadeur August Lindt avait été nommé pour diriger l’opération du CICR au Biafra… D’un point de vue juridique, l’indépendance est totale. Nous n’avons aucun droit de décision au sein de l’organisation. Mais ce serait cacher la vérité que d’affirmer qu’il n’y a pas une interdépendance morale et politique. Ce n’est pas un hasard si le CICR est dirigé par un ex-diplomate suisse [Peter Maurer], si nous allouons 150 millions de francs de l’argent des contribuables suisses pour financer le CICR, et si moi-même et le directeur général du CICR nous appelons régulièrement. Nous sommes fiers d’avoir le siège du CICR sur sol suisse.
Le CICR, est-ce du «soft power» pour la Confédération? Oui, nous profitons de l’image du CICR et ce dernier bénéficie de la réputation de la Suisse. Nous défendons tous deux le même principe de neutralité.
Dans le rapport volontaire, vous appelez à «l’élimination totale des armes atomiques». Pourquoi dès lors le Conseil fédéral n’appelle-t-il pas à la signature et à la ratification du Traité sur l’interdiction des armes nucléaires (TIAN) adopté par l’ONU à New York en 2017? Sur la finalité, nous sommes sur la même longueur d’onde que le CICR: nous voulons l’abolition de telles armes. Mais il ne suffit pas d’apposer sa signature au bas d’un traité à l’intitulé séduisant. Le Conseil fédéral a procédé à une analyse approfondie et n’est pas convaincu pour l’heure que ce traité soit en mesure d’atteindre le but visé. La politique de désarmement de la Confédération est très claire. Nous voulons voir si ce traité permettra de faire un pas en avant en termes d’élimination des armes nucléaires ou s’il aura des effets collatéraux qui pourraient au contraire nuire à l’atteinte de cet objectif. Je ne dis pas que nous ne signerons jamais ce traité. Mais nous devons nous assurer qu’il ne sera pas contraire au Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP). Cela dit, peu d’Etats européens ont signé le TIAN. Ce n’est pas un hasard.
En 2018, le Conseil fédéral proposait d’assouplir son ordonnance sur l’exportation du matériel de guerre et d’autoriser de telles exportations même à des pays en guerre. N’y avait-il pas contradiction avec la défense du DIH? La décision dont vous parlez ne touchait aucunement le DIH. Sur proposition d’une commission parlementaire, le Conseil fédéral voulait améliorer l’exportation de matériel d’armement pour permettre à cette industrie de survivre, ce qui est nécessaire pour notre armée. Au vu de la réaction du parlement, il y a renoncé. Il a ensuite pris note de l’initiative populaire lancée à ce sujet et il y oppose un contre-projet. Depuis, la situation s’est beaucoup calmée.
Pourquoi un tel assouplissement vous semblait-il nécessaire en 2018? La Suisse a une armée dont l’existence est inscrite dans la Constitution. Nous devons trouver un difficile équilibre entre deux buts antinomiques: la population suisse veut la sécurité d’un côté et ne veut pas la guerre de l’autre. Pour garantir cette sécurité, nous avons besoin de l’armée et du savoir-faire de l’industrie qui produit le matériel et les instruments. Cette industrie est également importante pour notre secteur universitaire, qui développe des équipements militaires high-tech.
Le Liban vient de vivre une terrible tragédie provoquée par une gigantesque explosion dans le port de Beyrouth. Que fait la Suisse pour lui venir en aide? J’ai immédiatement décidé de mettre 4 millions de francs à disposition du Liban et envoyé une première équipe pour évaluer la situation de notre ambassade et de son personnel – notre ambassadrice a été blessée. Deux équipes supplémentaires sont entre-temps parties pour le Liban pour évaluer les besoins. Quatre millions ne seront pas suffisants. Il faudra en faire plus. Nous avons des budgets assez importants pour l’aide humanitaire. Il faudra fixer des priorités. Heureusement, nous sommes dans une situation que beaucoup nous envient quand il s’agit d’apporter de l’aide humanitaire.
Vous avez récemment surpris lors d’une interview accordée à la presse alémanique en critiquant le non-respect des droits de l’homme en Chine. Certains y ont vu une forme de courage… Je n’ai rien dit que je n’avais pas déjà dit essentiellement auparavant. Nous avons toujours exprimé nos préoccupations sur la situation des droits humains en Chine, par exemple celle des Ouïgours dans le Xinjiang, et sur l’escalade de la situation à Hongkong, où est menacé le principe «un pays, deux systèmes». Cela dit, j’en parle souvent avec mes homologues européens. Nous ne souhaitons pas être pris en étau entre la Chine et les Etats-Unis dans un monde bipolaire. En dépit de ces défis et divergences de vues, nous gardons une relation amicale avec la République populaire de Chine. La Suisse a été parmi les premiers à la reconnaître en 1950. Les Chinois ne l’ont pas oublié. Et nous avons conclu un accord positif de libre-échange avec Pékin.
Vos critiques sont-elles partagées par tout le Conseil fédéral? Les questions relatives aux droits de l’homme sont de la compétence du Département fédéral des affaires étrangères. Mais elles s’inscrivent dans le cadre d’une stratégie globale de politique étrangère approuvée en février par le Conseil fédéral. Nous sommes en train de préparer une stratégie par rapport à la Chine que je présenterai au Conseil fédéral d’ici à la fin de l’année.
La non-reconduction du Suisse Thomas Greminger en juillet pour un second mandat au poste de secrétaire général de l’OSCE a été un cuisant échec… Personne n’a jamais contesté Thomas Greminger dans sa fonction. Il a malheureusement été la victime collatérale de conflits entre Etats concernant d’autres membres de la direction de l’OSCE. Je vais le rencontrer dans quelques jours pour faire le point avec lui. S’il est d’accord, on va relancer sa candidature pour décembre avec le soutien de la diplomatie suisse. L’OSCE a besoin de stabilité au vu des défis actuels. Thomas Greminger peut l’apporter.
L’éviction du Suisse Pierre Krähenbühl du poste de commissaire général de l’UNRWA, l’agence onusienne d’aide aux réfugiés palestiniens, est aussi un épisode douloureux… Le fait que l’UNRWA a été mise sous enquête montre que l’agence onusienne a connu des problèmes effectifs de fonctionnement. J’ai eu des échanges écrits avec le successeur de Pierre Krähenbühl, Philippe Lazzarini. Il connaissait nos préoccupations. Nous souhaitons que l’UNRWA fasse le travail pour lequel elle a été créée. Le nouveau chef, choisi par l’ONU, aura la difficile tâche d’effectuer les réformes nécessaires pour que l’UNRWA fonctionne correctement, tout en prêtant attention aux critiques.
«Le Conseil fédéral n’est pour l’heure pas convaincu que le Traité sur l’interdiction des armes nucléaires soit en mesure d’atteindre le but visé»
La Suisse va-t-elle maintenir son financement de l’UNRWA? Le budget quadriennal du Conseil fédéral arrive à terme en 2020. Le Conseil fédéral devra décider ce qu’il fera d’ici à la fin de l’année. ▅