La grève générale menace Loukachenko
La contestation prend de nouvelles formes: la résistance passive et les débrayages dans les usines. Mais le président ne cède rien et assène les résultats définitifs de la présidentielle controversée avec une victoire à 80,1% des voix
La manière forte a échoué. Confronté à un retour de bâton, le régime du président Alexandre Loukachenko, en place à la tête de la Biélorussie depuis vingtsix ans, marque une pause dans la phase aiguë de répression qui durait depuis le scrutin présidentiel du 9 août. Défiant l’atmosphère de peur, un large cortège pacifique a défilé vendredi dans le centre de la capitale, Minsk. Une manifestation composée de femmes en habits blancs et d’ouvriers de grandes usines, ceux-là mêmes qui constituaient l’électorat de base du désormais impopulaire chef d’Etat. Symbolisant la résistance passive, des jeunes femmes ont serré tour à tour dans leurs bras un jeune soldat masqué d’une unité d’élite, posté devant le parlement.
Le répit répressif intervient après une semaine de violences diurnes et nocturnes, durant lesquelles la police a tiré avec des balles en caoutchouc sur des foules pacifiques, irritées par la manipulation électorale, et a procédé à des arrestations extrêmement brutales dans tout le pays. Des dizaines d’incidents filmés montrent des camionnettes banalisées, d’où sortent soudain des policiers masqués frappant indistinctement toute personne à portée de matraque. Episodes d’autant plus choquants que les victimes sont parfois des femmes, des personnes âgées et des mineurs. Ces images saturent les réseaux sociaux, pendant que l’imperturbable télévision d’Etat raconte une réalité alternative, où le pays démarre un radieux sixième mandat d’Alexandre Loukachenko.
Une vidéo sans équivoque
Malgré la coupure presque totale de l’internet pendant les premiers jours de la semaine, les images révoltantes ont touché un très large public. Notamment celles de la mort, le 10 août, d’Alexandre Taraikousky. Tué par la police, selon son épouse, qui se base sur le certificat de décès mentionnant une «plaie ouverte à la poitrine ayant provoqué une hémorragie». La police affirme que le manifestant s’est fait exploser avec une grenade. Mais la vidéo de l’incident circulant sur Twitter ne montre aucune explosion, tandis qu’on voit nettement un tir partir des forces de police.
Ce déluge d’images a fini par mobiliser les masses des salariés des grands groupes industriels du pays, jusqu’ici profondément dépolitisées. Des débrayages ont affecté jeudi et vendredi les plus grandes usines héritées de l’URSS, dont tout le pays connaît par coeur les initiales: MAZ, BelAZ, MTZ (camions, moteurs, tracteurs), les producteurs d’engrais Grodno Azot et BelarusKali, les groupes pétrochimiques et même la toute nouvelle première centrale nucléaire du pays (conçue et financée par Moscou), inaugurée la semaine dernière. De nombreuses vidéos postées sur les réseaux sociaux montrent des foules d’ouvriers d’usines en grève, hurlant «va-t’en!» à
Un déluge d’images a fini par mobiliser les masses de salariés des grands groupes industriels du pays, jusqu’ici profondément dépolitisées
l’adresse d’Alexandre Loukachenko. D’autres montrent des soldats et des policiers jetant à terre leur uniforme en signe de révolte contre la répression brutale menée par leurs collègues. Assurément un mauvais signe pour Alexandre Loukachenko, qui courtisait tout particulièrement cet électorat.
Le mouvement de protestation s’étend à toutes les couches sociales.
La pépinière haute technologie de Minsk, d’où sont issus des succès globaux tels que World of Tanks, Viber, Apalon, Maps.me – autre sujet d’orgueil pour Loukachenko – s’est aussi jointe à la révolte. Les télévisions d’Etat ne sont pas épargnées, avec 16 défections de journalistes de premier plan.
Face à une mobilisation sans précédent depuis trente ans, le Ministère de l’intérieur a lâché du lest. S’exprimant à la télévision vendredi, Iouri Karaeu a endossé la responsabilité et s’est excusé du fait que «des personnes un peu au hasard ont subi des blessures durant les manifestations». Il indique que 2000 des 7000 personnes arrêtées depuis le 9 août à travers le pays ont été relâchées. Parmi elles, le jeune lutteur suisse Tanguy Darbellay, interpellé alors qu’il rentrait chez lui. Ces libérations ont déversé un flot de témoignages bouleversants sur les sévices exercés sur les prisonniers dans les geôles du pouvoir.
L’opposition prend la balle au rebond. Sortant de trois jours de silence à la suite de son exil forcé vers la Lituanie, Svetlana Tikhanovskaïa a repris l’initiative dans une adresse vidéo publiée vendredi. Apparaissant rassérénée, la candidate à la présidentielle a réitéré avoir remporté le scrutin «comme l’attestent les copies de protocoles des commissions électorales qui ont compté honnêtement». «La majorité des Biélorusses ne croient pas à sa victoire», affirme-t-elle, remerciant au passage les ouvriers grévistes des grandes entreprises. Contredisant son message de mardi, où, l’air terrassé, elle affirmait ne plus vouloir s’occuper que de ses deux enfants, Svetlana Tikhanovskaïa exige du pouvoir qu’il «mette fin au massacre sanglant» des protestataires. Reprenant l’initiative, elle intime au pouvoir «d’aller au dialogue» et enjoint «tous les maires [du pays] d’organiser les 15 et 16 août des rassemblements de masse pacifiques».
«Remettre de l’ordre»
Egalement en exil, son allié Valery Tsepkalo, ancien ambassadeur aux Etats-Unis, affirmait vendredi que des «négociations se déroulent avec des diplomates européens pour la reconnaissance de Svetlana Tikhanovskaïa comme présidente.» Côté russe, la très médiatique rédactrice en chef de la chaîne d’Etat RT (Russia Today) Margarita Simonyan s’est, elle, fendue d’un tweet menaçant: «Il est grand temps d’envoyer [en Biélorussie] nos gens polis pour remettre de l’ordre, bien sûr. Ils savent y faire». «Gens polis» fait référence au surnom des militaires russes sans insigne qui ont annexé la Crimée en 2014.
Alexandre Loukachenko n’a, lui, rien perdu de son aplomb. Niant la grève, il a évoqué vendredi une «dizaine de grévistes qui ont depuis repris le travail» et affirmé que «les organisateurs [des manifestations] viennent de Pologne, de Hollande, d’Ukraine [et de Russie] […] Nous allons remettre de l’ordre». Aucune volonté de dialogue apparente avec l’opposition. Aucun signe de scission n’apparaît, ni dans l’élite politique du pays, ni dans l’appareil de sécurité. Le bras de fer semble parti pour durer.
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