En Méditerranée, la stratégie risquée de Recep Tayyip Erdogan
Athènes et Ankara poursuivent leur bras de fer sur l’exploitation des hydrocarbures en mer. Tout en campant sur ses positions, la Turquie, isolée dans ce dossier, dit souhaiter une solution négociée
Les eaux de l’est de la Méditerranée s’échauffent en ce milieu d’été. Une querelle de voisinage entre la Grèce et la Turquie a débordé pour devenir, au détriment de la seconde, une affaire régionale et européenne.
Le dernier épisode de ce feuilleton à rebondissements a commencé en début de semaine, quand la Turquie a envoyé son navire sismique Oruç Reis, escorté de plusieurs bâtiments militaires, dans une zone située entre l’île grecque de Crète, les rives de la province turque d’Antalya et l’île divisée de Chypre. Objectif: mener des prospections d’hydrocarbures dans ces eaux où la Turquie s’estime souveraine. Athènes, dénonçant une violation de ses frontières maritimes, a aussitôt réagi en mettant son armée en état d’alerte et en dépêchant sa marine pour «surveiller» la zone.
Cette démonstration de force en haute mer menace de dégénérer en accrochage gréco-turc. «Nous ne laisserons pas sans réponse la moindre attaque contre nos navires civils. Une telle situation s’est produite hier et le [navire de guerre] Kemal Reis a répliqué», a affirmé vendredi le président turc Recep Tayyip Erdogan. Une source militaire grecque a indiqué à l’agence Reuters qu’une «mini-collision» était survenue mercredi entre deux frégates turque et grecque, évoquant un «accident».
Menace de sanctions
Depuis le début des tensions, la Grèce fait tout pour éviter un têteà-tête avec son voisin et cherche à coaliser derrière elle un bloc anti-Turquie. A la demande d’Athènes, l’Union européenne a organisé vendredi une réunion extraordinaire, par vidéoconférence, de ses ministres des Affaires étrangères. L’UE dénonce des forages turcs «illégaux» et menace Ankara de sanctions.
Au sein du bloc européen, Athènes peut compter sur l’appui actif de la France, dont les relations avec la Turquie sont exécrables ces derniers mois. Paris a déployé cette semaine deux chasseurs Rafale en Crète et deux navires de guerre en Méditerranée orientale pour marquer «sa volonté de faire respecter le droit international» et pousser la Turquie au «dialogue».
Or, Ankara accuse précisément Athènes d’avoir sabordé les négociations qui s’esquissaient ces dernières semaines sous l’égide de l’Allemagne, en signant le 6 août avec l’Egypte un accord de délimitation maritime. Ce texte était une réponse à un autre accord maritime contesté, conclu en novembre 2019 entre Ankara et le gouvernement libyen de Tripoli,
«La propagande qui affirme «remettre la Grèce à sa place» détourne l’opinion publique des difficultés économiques et du retour de l’épidémie de Covid-19»
MURAT YETKIN, ÉDITORIALISTE
ce dernier visant lui-même à contrer le projet de gazoduc EastMed, scellé l’an dernier par la Grèce, Chypre et Israël.
Un bloc anti-Turquie se dessine bel et bien, soulignant, par contraste, l’isolement croissant d’Ankara dans ce dossier, comme dans d’autres. Une fois n’est pas coutume, Recep Tayyip Erdogan peut compter sur le soutien de son opposition, tant le «partage équitable» des eaux de la Méditerranée orientale est une cause ancienne et épidermique en Turquie. La découverte ces dernières années de vastes gisements gaziers dans la zone n’a fait qu’attiser ces disputes, d’autant plus vives qu’Ankara se pose aussi en défenseur des droits de la République turque de Chypre du Nord, qu’elle est seule à reconnaître.
Un ressort nationaliste
En substance, la Turquie fait valoir qu’en tant qu’Etat disposant du plus long littoral méditerranéen, elle devrait être consultée ou incluse dans tout accord relatif au partage des ressources extraites de ces fonds marins. Ces prétentions sont bien antérieures à l’arrivée au pouvoir de Recep Tayyip Erdogan, en 2002. Toutefois, les difficultés que le président turc affronte actuellement sur la scène intérieure expliquent aussi sa propension à jouer de la fibre nationaliste, à multiplier les coups d’éclat sur la scène internationale et à militariser sa politique étrangère.
«Les tensions avec la Grèce peuvent être perçues comme utiles par Erdogan, dans un contexte où les problèmes avec l’Occident se multiplient», observe sur son blog l’éditorialiste Murat Yetkin, au fait des coulisses diplomatiques. «La propagande qui affirme «remettre la Grèce à sa place» détourne l’opinion publique des difficultés économiques et du retour de l’épidémie de Covid-19», poursuit le journaliste, qui concède néanmoins que Tayyip Erdogan multiplie les appels au dialogue.
Vendredi, le président turc a dit s’être mis d’accord avec la chancelière allemande Angela Merkel pour tenter «d’apaiser» les tensions après le 23 août, date de fin de mission annoncée pour le navire turc Oruç Reis. En visite à Berne, son ministre des Affaires étrangères, Mevlüt Cavosglu, a indiqué que son pays avait accepté «le principe» d’une médiation suisse. Promouvoir la désescalade en jouant l’escalade: telle semble être la stratégie risquée de la Turquie dans l’est de la Méditerranée.
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