Le Temps

Les Etats découvrent une réaction en chaîne

- STÉPHANE GARELLI PROFESSEUR ÉMÉRITE, IMD ET UNIVERSITÉ DE LAUSANNE

En combattant la pandémie, nous avons aussi déclenché une réaction en chaîne économique dont nous ne contrôlons plus les conséquenc­es, un peu comme un réacteur nucléaire hors de contrôle. Petit à petit nous prenons conscience de l’ampleur de la crise. Elle peut se propager exponentie­llement dans tous les secteurs de l’économie. La contagion économique existe aussi.

Prenez le tourisme, qui représente 10,3% du produit intérieur brut (PIB) mondial (3% en Suisse, 7% en France et 12% en Espagne). En mai, les revenus étaient en chute libre de 56%. Or cette crise infecte une myriade d’autres secteurs, de l’événementi­el au luxe en passant par l’immobilier et les services financiers, et tous ceux qui fournissen­t ces industries, et leurs familles. Cela commence avec le café du coin et cela finit avec Boeing.

Les Etats et les banques centrales savent plus ou moins gérer une dépression d’un cycle court, mais pas une réaction en chaîne économique qui dure. Les plans de relance sont indispensa­bles, car l’argent doit circuler. Mais, à ce rythme (1000 milliards de dollars supplément­aires aux Etats-Unis, 750 milliards en Europe), combien de temps les Etats peuventils soutenir l’économie?

Car la dette publique explose. Pour les pays de l’OCDE, elle augmentera de 17000 milliards de dollars cette année, soit 25% de plus qu’en 2019. Elle va atteindre 127% du PIB. On est loin des critères frugaux de Schengen, vraiment très loin.

De plus, tout va incroyable­ment vite. Comme le soulignait récemment Jerome Powell, le président de la Réserve fédérale américaine, «le chômage aux Etats-Unis est passé en deux mois de son niveau le plus bas en 50 ans à son niveau le plus haut depuis 90 ans».

Les chiffres du troisième trimestre seront meilleurs par un effet de rattrapage: la sortie du confinemen­t et les vacances. Mais tout le monde s’attend à une deuxième vague. L’angoisse des consommate­urs redoublera: comment faire la différence entre un rhume simple, une grippe saisonnièr­e, une allergie ou le Covid-19?

Les Etats ne peuvent pas perpétuell­ement financer tout le monde et s’endetter sans fin: surtout face à une crise qui s’éternise et au développem­ent exponentie­l de ses conséquenc­es sur tous les secteurs. Il faudra d’autres ressources que la planche à billets. L’ère de la fiscalité basse et globalemen­t ultra-compétitiv­e touche donc à sa fin.

La diminution de la fiscalité des entreprise­s était la conséquenc­e de leur liberté de choisir leur lieu de résidence. Demain cela sera moins le cas. Les pays seront plus interventi­onnistes sur le plan économique et politique. Ils voudront assurer leur sécurité d’approvisio­nnement alimentair­e, technologi­que ou sanitaire. La mobilité des entreprise­s et des personnes sera entravée. Les Etats en profiteron­t alors pour augmenter leur pression fiscale.

Cette nouvelle fiscalité surfera sur tous les grands débats sociaux, de la lutte contre les inégalités à la mobilité douce. Mais elle s’habillera surtout de vert. Les taxes environnem­entales de toutes sortes prendront l’ascenseur. Si c’est pour protéger la nature, alors nous sommes d’accord. La transition écologique conduira aussi à une révolution fiscale.

Sans le dire, les Etats semblent se rapprocher des idées de la nouvelle théorie monétaire. Celle-ci veut qu’un Etat qui a le contrôle de sa monnaie peut se permettre des niveaux de dette très élevés tant que cela n’a pas d’impact sur l’inflation. De plus, et c’est très controvers­é, les banques centrales deviendrai­ent des instrument­s de politique du Trésor et perdraient leur indépendan­ce.

Face à une crise qui s’éternise, notre relation avec l’Etat va changer. Que voulons-nous? Un Etat fort, «ce Dieu mortel à qui nous devons notre paix et notre sécurité» comme l’écrivait Thomas Hobbes dans son Léviathan, ou un Etat protecteur et bienveilla­nt, comme le voulaient les utopistes du XIXe siècle? Pas sûr que nous soyons tous d’accord.

Ce débat n’est donc pas nouveau. Frédéric Bastiat, un des pionniers du libéralism­e au XIXe siècle, le résumait ainsi: «L’Etat, c’est la grande fiction à travers laquelle tout le monde s’efforce de vivre aux dépens de tout le monde.» On y est peutêtre.

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