Le Temps

LES FANTÔMES DE L’IRLANDE

LES ROMANS, TOUT UN FILM L’adaptation d’un roman en film est une aventure en soi, humaine, artistique, aux rebondisse­ments multiples. Chaque semaine de l’été, «Les romans, tout un film» passe en revue les plus belles de ces sagas méconnues.

- ÉLÉONORE SULSER @eleonoresu­lser

A la veille de sa mort, John Huston tourne «Les Gens de Dublin» de James Joyce. Le film et la nouvelle déploient une même partition, émotionnel­le et musicale.

A la veille de sa mort, John Huston tourne «Les Gens de Dublin». Une adaptation saisissant­e de justesse de la nouvelle «Les Morts», que le jeune James Joyce a publiée au début du XXe siècle

1904. La neige tombe sur Dublin, la neige tombe sur l'Irlande dans le film de John Huston The Dead, tout comme dans la nouvelle de James Joyce. C'est le soir de l'Epiphanie. Trois femmes, les soeurs Morkan et leur nièce, éprises de musique, reçoivent comme chaque année des parents, des amis, des élèves, des musiciens pour un bal et un festin autour d'une oie. Des fiacres se pressent, on enlève ses caoutchouc­s dans l'escalier, la jeune bonne, Lily, court de la cuisine au vestiaire, le piano joue des airs de danse. Les soeurs, fébriles, guettent l'arrivée de leur neveu, Gabriel Conroy, et de sa femme, Gretta.

Il y aura des chants, des quadrilles, des discussion­s animées, des souvenirs, des regrets, des rires, des querelles, un discours. De vieux amis, des parents, des jeunes gens, des jeunes filles charmantes, parfois effrontées, un voisin protestant et même cet ivrogne de Freddy Malins, tous sont là.

La fête se déploie comme une partition musicale pour orchestre de chambre, où chaque personnage joue sa part. Peu à peu, au fur et à mesure que la nuit avance et que les invités s'en vont, l'action se resserre sur Gretta et Gabriel pour en arriver au récit déchirant d'un amour perdu et à la méditation finale, monologue intérieur de Gabriel sur le destin, l'amour, la solitude et la mort. Dans cette dernière scène, le texte de Joyce et le film de Huston se rejoignent: ce sont les mots de l'écrivain qui, sur des images de l'Irlande enneigée du cinéaste, ferment le livre «sur tous les vivants et les morts». Adéquation parfaite entre l'écran et la page.

Certains lecteurs craignent les versions cinématogr­aphiques d'oeuvres qu'ils ont aimées. Le risque est grand de s'exposer à la vision d'un ou d'une autre artiste, à un nouveau décor, à de nouveaux personnage­s, à d'autres péripéties que celles qu'on a vues, connues, vécues, lorsqu'on était plongé dans la lecture. Or, Les

Gens de Dublin, dès sa sortie en 1987 subjugue et donne le sentiment à beaucoup de critiques que le film du vieux John Huston (1906-1987) est d'une fidélité presque miraculeus­e à la nouvelle de James Joyce (1882-1941), oeuvre de jeunesse de l'écrivain irlandais.

CINÉASTE ET LECTEUR

Il faut dire que le cinéaste a presque consacré sa vie à tourner des oeuvres littéraire­s. S'il a fait tous les métiers du cinéma, s'il a été boxeur et peintre, John Huston a toujours été lecteur. En 1941, le scénario de son premier film est déjà l'adaptation d'un roman, Le Faucon maltais de Dashiell Hammett. Sur la quarantain­e de films qu'il a tournés, l'écrasante majorité est née de livres, parfois de chefs-d'oeuvre: en 1956, il réalise Moby Dick d'après Herman Melville; en 1958,

Les Racines du ciel de Romain Gary. Il adapte en 1964 La Nuit de

l’iguane de Tennessee Williams puis Reflets dans un oeil d’or de Carson McCullers en 1967;

L’homme qui voulut être roi de Rudyard Kipling en 1975 et Au-dessous du volcan de Malcolm Lowry en 1984. Enfin, en 1987, il puise la matière de son tout dernier film dans la nouvelle de Joyce intitulée

Les Morts (The Dead), tirée du recueil de James Joyce Les Gens de Dublin (Dubliners).

Au scénario des Gens de Dublin, son fils Tony, secondé par un John Huston âgé, affaibli et qui devra tourner équipé d'un respirateu­r à oxygène. A la distributi­on, sa fille Anjelica, qui joue le personnage de Gretta et trouve, pour la troisième fois à l'âge de 36 ans, un rôle important, dans un film de son père. Elle avait fait ses premières armes dans Promenade avec l’amour et la mort en 1968, puis joué dans L’Honneur

des Prizzi – qui lui vaudra un Oscar, en 1985. Enfin, tout le reste de la troupe, dont le magnifique

Donal McCann dans le rôle de Gabriel, se compose d'actrices et d'acteurs de théâtre et de cinéma irlandais.

Né au Nevada, John Huston a par son père, l'acteur Walter Huston, qu'il a fait jouer notamment dans

Le Faucon maltais et Le Trésor de la Sierra Madre, des origines écossaises et irlandaise­s. Excédé par les assauts du maccarthys­me, le cinéaste choisit de s'exiler en Irlande, dans un manoir près de Galway, où il s'installe avec son clan, où grandira, notamment, sa fille Anjelica. Il se fait même naturalise­r en 1964. Plus tard, il s'installera au Mexique, mais The Dead est un retour et un ultime hommage à l'Irlande où sont tournés les extérieurs du film.

Pourtant, c'est dans des studios californie­ns que John Huston recrée l'atmosphère de la nouvelle de Joyce. A l'homogénéit­é des acteurs, presque tous irlandais, répond celle du décor: jaunes, beiges, bruns, noirs et blancs dominent pour créer une atmosphère mordorée, chaude, presque sépia, qui contraste avec la blancheur de la neige et le bleu froid et sombre de la nuit d'hiver.

DE LA LUEUR DES BOUGIES À L’OMBRE DE LA NUIT

La caméra de John Huston accueille les invités, se promène dans l'escalier, les vestibules, la salle de bal et la salle à manger, les pièces attenantes, comme si elle était, elle aussi, conviée à la fête des Morkan. Elle se pose sur les visages, saisit un regard, une expression, danse avec les invités, se rapproche des flacons de whisky et des flammes qui embrasent le pudding. Elle s'évade pendant le récital fragile de la vieille Julia, vers les chambres des demoiselle­s Morkan où s'entassent les manteaux des invités: napperons, photos passées, profession de fois brodée au point de croix et encadrée, chapelet, bibelots. L'objectif se pose sur la carcasse de l'oie découpée, sur le nez rouge de Freddy Malins.

Peu à peu, les plans s'allongent. Voici le point culminant du film: Gretta, dans l'escalier, sous le regard surpris de son mari, apparaît lumineuse et comme absente, suspendue à la mélodie d'une ballade irlandaise, The Lass of

Aughrim, que chante, en haut, un invité qui s'attarde, ténor à succès. Les dernières scènes sont centrées sur Gretta et Gabriel et glissent peu à peu de la pénombre du fiacre vers celle de la chambre d'hôtel du couple, éclairée seulement par la lumière qui vient de la rue enneigée.

A relire le texte, à revoir le film aujourd'hui, toujours cette même impression saisissant­e d'adéquation. Et pourtant, le scénario de Tony Huston est fidèle sans l'être. Il met en lumière certains personnage­s. Il accentue par exemple fortement le rôle comique de l'ivrogne Freddy Malins qui raconte des anecdotes inédites, en retouche d'autres comme celui de Miss Ivors, militante de la cause irlandaise. Il crée même un nouveau personnage, Mr. Grace, qui récite à l'assistance un texte splendide traduit du gaélique, intitulé «Broken Vows», voeux brisés. Nulle trace de cette scène chez Joyce. Pourtant, on jurerait, à la voir dans le film, qu'elle est dans le récit original. Ainsi, plus qu'une adaptation,

Les Gens de Dublin est une recréation amoureuse, par un cinéaste au sommet de son art, du texte de l'écrivain admiré et aimé. John Huston l'avait confié au Monde au moment du tournage: James Joyce, «c'est l'écrivain qui a été le plus déterminan­t dans ma vie.

Ulysse a ouvert les fenêtres, et la lumière est entrée.»

«C’était toujours une grande affaire que le bal des demoiselle­s Morkan. Toutes les personnes qu’elles connaissai­ent y allaient» «LES MORTS», JAMES JOYCE

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(TCD/PROD.DB/ALAMY STOCK PHOTO) L’arrivée au bal. Gretta (Anjelica Huston) accueillie par les soeurs Morkan, Kate (Helena Carroll) et Julia (Cathleen Delany).

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