Le Temps

TOUS LES CAUCHEMARS DE L’AMÉRIQUE

- NICOLAS DUFOUR @NicoDufour

HBO et ici OCS dévoilent «Lovecraft Country», l’adaptation du roman à succès de Matt Ruff, qui raconte les aventures d’Afro-Américains ordinaires dans les racistes Etats-Unis de 1954. Avec, comme si cela ne suffisait pas, des puissances surnaturel­les bien entendu malfaisant­es

Il y a de la joyeuseté sadique dans l’encre de Matt Ruff. L’auteur de Bad Monkeys, spécialisé dans la science-fiction en romans ou bandes dessinées, a connu un triomphe avec Lovecraft Country, 2016, paru en français il y a un an (La Cité). Le livre, surprenant à plus d’un titre, a été dare-dare adapté en série par Misha Green (Sons of Anarchy, Undergroun­d), avec le chaperonna­ge de J. J. Abrams et de Jordan Peele, et pour HBO, excusez du peu. La série est dévoilée sur OCS (via Canal+ ou Teleclub) dès ce lundi.

Sadique, parce que l’écrivain réussit à pourrir encore la vie de ses personnage­s, de fragiles Afro-Américains dans les Etats-Unis de 1954, quand la ségrégatio­n et la violence raciale font rage. Cela ne suffit pas au conteur, il y rajoute une maçonnerie malfaisant­e, une inquiétant­e porte vers une autre galaxie, une maison hantée et même une potion qui fait passer sa consommatr­ice de la couleur noire à la blanche, dans un but douteux.

UNE ONCE DE H. P. L.

Avant d’aller plus loin dans les ténèbres, précisons qu’il peut y avoir malentendu chez les lecteurs et spectateur­s. On ne divulgâche guère en précisant qu’il y a un peu de H. P. Lovecraft dans Lovecraft

Country. Des Shoggoths, peut-être, dans une forêt. La référence au maître de l’épouvante des années 1920-1930 vient du nom d’un village où l’un des héros, Atticus (Jonathan Majors), doit se rendre, à la recherche de son père (Michael Kenneth Williams), lequel a quitté Chicago pour aller quérir des informatio­ns sur sa défunte épouse.

Avec son oncle George (Courtney B. Vance) et son amie d’enfance Letitia (Jurnee Smollett), Atticus découvre donc Ardham – on conviendra que cela ressemble à la fameuse Arkham, coeur de la Nouvelle-Angleterre hallucinée du reclus de Providence. Oncle et neveu vont rencontrer un homme qui changera leur vie, et qui a découvert un lien de famille avec Atticus. Ils font face, aussi, à une secte d’esclavagis­tes déchaînés. Mais dans ce pays d’«idiots racistes» d’alors, ça se surmonte, une telle contrariét­é.

L’oncle George est un protagonis­te majeur. Il édite le Guide du voyage serein à l’usage des Noirs – Matt Ruff semble s’être inspiré d’un ouvrage réel, destiné à l’époque aux motards. Le manuel dresse la liste des lieux accueillan­ts dans ce pays où, surtout au Sud mais pas seulement, règnent les lois Jim Crow, ces textes, surtout au niveau des Etats, qui avaient institué la ségrégatio­n dans les espaces publics. 1954, année de début du roman et de la série, est d’ailleurs celle de la proclamati­on de l’inconstitu­tionnalité de la séparation dans les écoles. Mais le pays réel dans lequel évoluent Atticus, George, Letitia et les autres paraît encore loin de la victoire égalitaire. Enfin, «pays réel», on se comprend. Il faut compter avec les bizarrerie­s de Matt Ruff.

Lovecraft Country est fait de nouvelles qui s’emboîtent, et la série prend la même structure, en développan­t certains passages – notamment pour y accroître un peu les aspects horrifique­s. A voir ses débuts, tout indique que le feuilleton sera aussi plaisant que le roman. Il le suit de très près, jusqu’à des pans entiers de dialogues repris à l’identique. Le ton de la scénariste est cependant un peu plus grave que celui de l’écrivain.

LES JUPES ET LES CAUCHEMARS

Matt Ruff et Misha Green désormais reviennent à une époque décrite comme bénie dans une certaine vue de la culture populaire: les débuts du rock, les jupes des filles qui virevolten­t, les grosses bagnoles et les longues routes qui promettent des découverte­s sans fin… Mais il y avait aussi ce cauchemar constant pour la minorité noire. Celui que cristallis­e, avec une certaine douceur, le Guide de l’oncle George. Le souci, rien de plus, de survivre au prochain contrôle de police.

En ces temps de manifestat­ions pour tous les George Floyd, la série de HBO ne pouvait mieux tomber. Elle zigzague certes dans diverses dimensions, mais elle rappelle la réalité pas si lointaine de ces Etats-Unis-là.

Au reste, Matt Ruff, dont le goût pour la culture des romans à deux sous de cette époque (les pulps) est patent, rumine à grande échelle une culture pop omniprésen­te dans les représenta­tions actuelles. En mots comme en images, Lovecraft Country touille tous les cauchemars de l’Amérique, les vrais comme les fictifs.

«Lovecraft Country». Série en dix épisodes. Diffusion hebdomadai­re sur OCS (Canal + et Teleclub) dès le 17 août.

En ces temps de manifestat­ions pour tous les George Floyd, la série de HBO ne pouvait pas mieux tomber

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(HBO) Atticus (Jonathan Majors) et Letitia (Jurnee Smollett), citoyens d’un pays où ils doivent se battre.

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