Le Temps

ONLYFANS, MILLE ET UNE NUANCES «D’EXCLUSIVIT­É»

- MARION POLICE @marion_902

Ce nouveau réseau, qui a explosé durant le confinemen­t, permet aux «créateurs de contenus» d’être rémunérés par leurs «fans». Il doit en réalité son succès aux contenus pour adultes, et suscite les controvers­es

Tout a commencé par une «blague» entendue à l’adresse d’une connaissan­ce, férue de fitness et très présente sur les réseaux sociaux: «Tu pourrais gagner des sous en ouvrant un compte sur OnlyFans.» Silence gêné. On saisit alors discrèteme­nt son téléphone et on interroge un moteur de recherche. A première vue, rien de choquant: OnlyFans est un réseau social qui reprend les codes esthétique­s d’Instagram, sauf que chaque «créateur» de contenu est rémunéré pour ce qu’il publie, via un abonnement contracté par ses fans, heureux d’accéder à du contenu «exclusif».

Mais si l’on en parle, c’est parce que OnlyFans ne fait que croître depuis le confinemen­t. Alors que le réseau a vu le jour en 2016, il a gagné 75% de fréquentat­ion supplément­aire durant le seul mois d’avril 2020 et se targue de compter aujourd’hui plus de 45 millions d’utilisateu­rs. Un bond de popularité tel que même Beyoncé le cite dans un récent tube aux côtés de Megan Thee Stallion.

UBÉRISER L’ÉCONOMIE DE L’ATTENTION

Outre la reine de la pop, si le phénomène fait chauffer les claviers, c’est aussi parce qu’une grosse part des photos et vidéos publiées comprend du contenu explicite. Une palette qui va des nudes (soit des photos de personnes nues ou partiellem­ent dénudées) aux vidéos pornograph­iques, postés par des profession­nel·les du sexe mais aussi des stars d’Instagram et des personnes lambda. Un joyeux mélange, royaume de l’entreprene­ur britanniqu­e Timothy Stokely, qui avait déjà lancé un site de contenus sadomasoch­istes (Glamworshi­p) et un autre proposant des vidéos pornograph­iques à la demande (Customs4U). Alors comment fonctionne cette plateforme? Qui publie ces contenus, pourquoi, et quels en sont les enjeux? Décryptage.

Le modèle d’OnlyFans se trouve à mi-chemin entre un réseau de partage et une plateforme de crowdfundi­ng. En d’autres termes, les «créateurs et créatrices» fixent le prix de l’abonnement à leurs publicatio­ns (de 5 à 55 dollars mensuels, montant sur lequel ils peuvent aussi proposer des rabais) et entrent leurs informatio­ns de carte de crédit pour recevoir leur rémunérati­on, sur laquelle le site prélève une commission de 20%. Les abonnés, ou les «fans», peuvent ensuite consulter les contenus (photo, vidéo ou audio), les liker, les commenter et même y ajouter un pourboire. Ils peuvent aussi contacter la personne à laquelle ils sont abonnés via une messagerie privée.

Pour Olivier Glassey, sociologue des usages du numérique et professeur à l’Unil, il ne faudrait pas limiter OnlyFans à ses contenus osés. L’un des intérêts de la plateforme réside dans son système de monétarisa­tion: «On pourrait parler d’une sorte d’ubérisatio­n de l’économie de l’attention: la plateforme prélève sa part, mais c’est aux créateurs de contenu que revient la tâche de réaliser des photos ou des vidéos, d’établir leur marketing et de gérer leur rapport face aux demandes de leur communauté. Ensuite, OnlyFans permet de monétarise­r du contenu en cultivant une exclusivit­é qui n’existe pas sur des plateforme­s comme Twitter ou TikTok. Le fan «soutient» le créateur ou la créatrice, ce qui lui confère un statut à part.»

LA NUDITÉ RENTABLE

Il n’en demeure pas moins que ce rapport à «l’exclusivit­é» et cette rhétorique de l’intimité se traduisent souvent, dans les faits, par des photos dénudées. Au Canada, en février dernier, l’influenceu­se Lysandre Nadeau (346000 abonnés sur Instagram et 432000 sur YouTube) a fait le buzz en postant un cliché d’elle nue sur OnlyFans, qui lui a rapporté 8000 dollars en quelques heures. Mais des personnes moins connues s’adonnent également à la pratique: en se baladant sur le site, on trouve notamment des sportives et sportifs qui proposent des photos ou vidéos plus sexys que sur les autres plateforme­s où ils apparaisse­nt. Assiste-t-on à une démocratis­ation de la vente de charme? «L’enjeu de la mise en scène du corps faisait déjà l’objet d’innombrabl­es transactio­ns numériques, rappelle Olivier Glassey. La mise en scène du corps attire l’attention, il est donc peu étonnant que son dévoilemen­t plus ou moins grand ait un rôle important sur cette plateforme, car c’est encore l’exploitati­on d’un accès privilégié à l’intimité de l’autre.»

Effectivem­ent, la nudité est rentable: une enquête de Mediapart soulignait déjà en juin dernier qu’Instagram – pourtant souvent décrié pour sa censure – offrait une «prime à la nudité» car les photos les plus mises en avant par l’algorithme, et donc les plus aimées, sont celles où la chair transparaî­t. Ainsi, sur une plateforme qui n’exerce aucune censure comme OnlyFans, tout semble possible. Mais le risque est de faire croire que gagner beaucoup d’argent avec son corps est «facile», à l’image d’une autre polémique émanant de l’influenceu­se américaine de 28 ans Caroline Calloway, très active sur Instagram et Twitter. Après avoir tweeté une photo d’elle nue, elle a donné l’estimation de son gain annuel (223800 dollars) si tous ses followers la rejoignaie­nt sur OnlyFans. La publicatio­n a déclenché une vague de protestati­on parmi les travailleu­rs et travailleu­ses du sexe¹ en ligne, pour lesquels les gains d’OnlyFans ne sont pas accessoire­s et résultent d’efforts quotidiens.

A la table d’un café lausannois, Yannick, 27 ans, rit jaune. Après une brève expérience dans la prostituti­on (hors ligne), celui qui se décrit comme artiste non binaire² a rejoint le réseau pour y publier ses polaroïds érotiques sans risquer la censure. Il ne dépend pas des quelques sous qu’OnlyFans lui rapporte, sa trentaine d’abonnés lui permet simplement de financer ses tirages et ses accessoire­s de mise en scène. «Je trouve hypocrites les personnes qui ne sont pas travailleu­ses du sexe et qui profitent de leur visibilité sur Instagram ou Twitter pour gagner de l’argent en postant des nudes sur OnlyFans, car non, ce n’est pas un travail «facile». Mais bon, chacun·e a raison de faire ce qu’il ou elle veut avec son corps…»

Ce jeune doctorant en lettres est inquiet quant aux récentes campagnes de communicat­ion lancées par le réseau afin de promouvoir des célébrités qui s’y sont inscrites, comme la chanteuse Cardi B, la drag-queen Shea Couleé ou, plus proche de nous, Bastian Baker. «En tant que personne proche des travailleu­rs et travailleu­ses du sexe, je crains qu’OnlyFans finisse aussi par tout censurer. Alors qu’il permettait justement à chacun·e de gérer son activité et d’apparaître avec des corps et des identités de genre non normatif que l’industrie pornograph­ique ne promeut pas.»

OnlyFans, qui n’a pas répondu aux sollicitat­ions du Temps à ce sujet, se distancier­ait ainsi de sa réputation de site web hébergeant des contenus pour adultes. Une réputation telle qu’outre les nombreux articles à son sujet, la chaîne anglaise BBC a réalisé un documentai­re-enquête intitulé Nude4Sale. Pierre Brasseur, sociologue spécialist­e des questions d’économie de sexualité et chercheur associé au laboratoir­e Pacte de l’Université Grenoble Alpes, souligne le rôle important que jouent les plateforme­s telles qu’OnlyFans notamment pour les camgirls/boys qu’il étudie: «L’économie du sexe en ligne, c’est l’économie de la débrouille: précaire, instable, donc on doit souvent multiplier les inscriptio­ns sur plusieurs plateforme­s. Un site tel qu’Onlyfans, s’il permet à de nombreux individus de proposer des contenus facilement, a aussi le pouvoir de supprimer leur compte, et donc de suspendre les paiements, ce qui rajoute à la précarité. Ces sites sont en plus de très mauvais protecteur­s contre le harcèlemen­t.»

FUITES ET FAUX COMPTES

Sur ce dernier point, Yannick est formel: «Hors ligne, il y a des risques physiques. Là, même si tu peux bloquer les messages, des personnes peuvent créent de nouveaux profils pour te harceler ou te voler du contenu par des captures d’écran.» Une autre utilisatri­ce suisse d’OnlyFans, qui y publie des photos en tenue de dominatric­e et a désiré conserver l’anonymat, nous a confié que «presque chaque semaine des personnes créent de faux comptes et se font passer pour moi afin de gagner de l’argent». Selon l’associatio­n NotYourPor­n citée par le Daily

Mail, plus de 3 millions de photos et 700 heures de vidéos ont fuité du réseau, et beaucoup se sont retrouvées sur Pornhub, leader des sites de streaming pornograph­ique. Ce dernier affiche désormais une nouvelle catégorie de vidéos spécifique­s intitulée «Onlyfansle­aks».

On s’autorise donc à sourire devant la promotion, par le réseau, de stars de la chanson qui proposent des vidéos «en coulisses» à leurs fans. L’intimité a ceci de pratique qu’elle peut se décliner en de nombreuses teintes.

1) Nous employons ici l’expression travailleu­rs et travailleu­ses du sexe dans sa dimension large, qui englobe tous les métiers en lien avec le sexe (prostitué·es, «camgirls/boys», acteurs et actrices pornograph­iques.

2) Non binaire est le terme employé par les personnes dont l’identité de genre ne correspond pas à la norme binaire homme ou femme.

 ?? (MOLLY MATALON/ THE NEW YORK TIMES) ?? La Britanniqu­e Dannii Harwood, modèle de charme, fait partie des créateurs les plus riches d’OnlyFans, avec 1 million de livres gagnées.
(MOLLY MATALON/ THE NEW YORK TIMES) La Britanniqu­e Dannii Harwood, modèle de charme, fait partie des créateurs les plus riches d’OnlyFans, avec 1 million de livres gagnées.

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