LA VIE AU PRIX D’UNE CAVALE PERPÉTUELLE
Figure des lettres slovènes, Drago Jančar signait en 1978 une oeuvre majeure qui paraît seulement aujourd’hui en français. Une charge contre le pouvoir absolu et l’injustice à travers le récit d’un destin hors norme
Dans un texte magistral qui date de 1978 et paraît enfin en traduction française, un homme mystérieux, inquiet et taciturne nous embarque à sa suite dans une fuite éperdue à travers l’Europe centrale du XVIe siècle. Cette oeuvre d’une densité émotionnelle rare mêle les traits et qualités du roman historique, de la satire politique et de la fiction littéraire. Elle a fait de son auteur, Drago Jančar, l’une des figures phares de la littérature slovène contemporaine. On ne peut que s’incliner face à la puissance littéraire de ce roman et au travail de sa traductrice, Andrée LückGaye, qui oeuvre depuis plusieurs années à faire connaître l’écriture envoûtante de Drago Jančar.
Alors que le pays tout entier s’inquiète de la peste qui approche et du développement des sectes hérétiques, Johannes Ott lutte contre ses propres démons. Isolé dans une masure qu’il vient d’acquérir en bordure du village, il erre comme une ombre entre chiens et loups, scrute le ciel sombre, la terre humide, les yeux de celles et ceux qu’il croise parfois, avide de chaleur humaine et de sérénité intérieure. On ne saura jamais précisément ce que cet étranger peu bavard fuit de la sorte – si ce n’est sa propre peur – mais le brouillard qui entoure Ott suffira à faire de lui le parfait coupable, à l’heure où la chasse aux sorcières est le moyen idéal d’apaiser une société angoissée.
Arrêté, jeté au cachot, torturé, contraint d’avouer son attachement au diable, Johannes Ott en réchappe miraculeusement et réussit à s’enfuir. Ce ne sera ni la première, ni la dernière fois. Traqué, poursuivi – par les autorités, par d’anciens compagnons, par sa propre conscience – Ott semble vivre mille morts et ne jamais devoir mourir. Il ne cesse de tomber, physiquement comme socialement: Ott chute, mais toujours se relève. Se relève et repart, toujours plus loin.
Chat ou serpent, souvent plus animal qu’humain, Johannes Ott change de peau et de vie à plusieurs reprises. La deuxième partie du roman le montre en marchand relativement cossu, sillonnant les routes de l’Empire austro-hongrois et de la République de Venise. Ces pages de ripailles et de bombances mettent en lumière de copieuses victuailles qui débordent des plats, du vin rouge qui ruisselle des barbes comme du sang frais, des chairs grasses qu’on empoigne à pleines mains. Des pages d’abondance qui contrastent douloureusement avec celles, largement majoritaires, où dominent la faim, les privations et le dénuement.
CORPS SANS FARD
La plume du Slovène sait aussi être satirique: lors d’une brève apparition au milieu du roman, l’empereur austro-hongrois se retrouve les fesses à l’air, forcé de céder aux caprices de la plantureuse Doroteja, dont il s’est brièvement entiché. La scène est aussi burlesque et l’autocrate aussi ridicule qu’est profondément tragique le destin de Johannes Ott.
Subtile diatribe contre le pouvoir absolu et ses dérives aveugles, ce roman écrit sous le régime de Tito a d’ailleurs pour titre Le Galérien en langue originale. Une manière de dire et de faire sentir le dur lot des déclassés, des fuyards injustement pourchassés, des victimes d’emprisonnements physiques, intellectuels ou moraux. Car Johannes Ott est «gueux parmi les gueux. Déguenillé et hirsute parmi les déguenillés et les hirsutes. Parmi les pouilleux et les galeux, les brigands, les voleurs, les vauriens, les quidams pustuleux et malpropres». Un texte sans concession qui donne à voir l’écume aux lèvres, les langues coupées et les corps suppliciés. Des corps bruts, sans fard ni pudeur, dans une poétique de l’excès et du débordement, tantôt jouissive, tantôt nauséeuse, mais toujours clairvoyante.