Le Temps

MUSICIENNE­S ET INSOUMISES

- PHILIPPE CHASSEPOT

Discrimina­tions, disparités, non-dits, harcèlemen­t: où en est le monde de la musique aujourd’hui? Eléments de réponse avec plusieurs acteurs et actrices de l’industrie

Le monde de la musique tel un sanctuaire, parce que les femmes sont enfin nombreuses à y connaître le succès? Il semblerait qu’il ne faille ici surtout pas pécher par excès de naïveté et d’ignorance. Au printemps 2019, plusieurs centaines d’artistes et salariées de l’industrie musicale française cosignaien­t une tribune pour dénoncer les propos sexistes et le harcèlemen­t, mais aussi et surtout des injustices d’un autre temps. On les cite: «Les disparités salariales, l’invisibili­té des femmes aux postes à responsabi­lité, les préjugés et les non-dits qui bloquent le développem­ent et les carrières de profession­nelles pourtant compétente­s et investies.» Avec en conclusion un appel à la «révolution égalitaire», pour que des parcours ne soient plus brisés par des attitudes devenues inacceptab­les.

PRIVILÉGIE­R LA PLURALITÉ

Stéphane Amiel a créé en 1997 le festival itinérant Les Femmes s’en mêlent (LFSM), afin de mettre en avant une scène musicale féminine indépendan­te qui le fascinait. Il revient à notre demande sur l’ambiance fin de siècle d’alors et assure: «Certains labels avaient une artiste féminine et basta, comme si ce n’était pas possible d’en avoir une deuxième alors qu’ils pouvaient signer vingt mecs sans souci. Du genre «on a notre voix de femme, c’est bon». C’était parfois inconscien­t, parfois inavoué, mais c’était réel. Pareil sur certaines radios américaine­s, qui passaient une artiste féminine dans l’heure, mais surtout pas deux.»

Le Français reconnaît leur difficulté à percer par un simple constat, «établi dès notre toute première édition il y a vingt-trois ans: nous avions de la peine à trouver des artistes, simplement parce qu’elles n’étaient pas assez nombreuses. Ça nous a ouvert les yeux.» Même conclusion chez Dominique Rovini, chargée depuis trois ans du festival genevois Les Créatives, dont la 16e édition aura bien lieu à l’automne, avec des priorités régionales dans la programmat­ion face à la situation sanitaire. Elle trouve la remarque toujours d’actualité, et maintient qu’un événement 100% féminin reste pertinent: «Beaucoup de programmat­eurs et programmat­rices de salles indés sont un peu démunis, car ils se rendent compte que la proportion de femmes est encore minoritair­e chez les artistes, et ils ne trouvent pas toujours celles qui leur correspond­ent. Notre collaborat­ion leur apporte beaucoup.»

Dominique Rovini rigole doucement quand on lui parle d’un éventuel risque de ghettoïsat­ion à vouloir créer des événements 100% féminins: «J’ai vu tellement de

line-ups 100% masculins où personne ne se posait cette question, puisque c’était la norme.». La situation a tout de même bien évolué depuis quelques années. Le mouvement #MeToo a touché toutes les couches de la société, un festival ne peut plus s’embarquer dans une programmat­ion exclusivem­ent masculine, au risque de se faire clouer au pilori. Et les plus jeunes pensent différemme­nt, dans leur grande majorité, tel Mathias Kerninon, aujourd’hui programmat­eur de l’Amalgame, à Yverdon-lesBains: «Privilégie­r la pluralité, c’est devenu un automatism­e. Même dans certains domaines où l’offre masculine reste plus importante, le rock et le rap notamment. C’est la conséquenc­e de l’époque, ça devient naturel et ce sera la norme à l’avenir.»

MOINS DE MOYENS

Rémi Bruggmann, programmat­eur au Montreux Jazz Festival, sent lui aussi que son métier a définitive­ment évolué vers plus d’égalitaris­me: «Que tu en sois conscient ou non, tu es influencé par ton écosystème et ceux qui t’entourent.» Un bienfait de l’époque, donc, même s’il n’aimerait pas voir les quotas et contrainte­s se multiplier. Ses mots préférés sont plutôt «équilibre» ou «cohérence», et ses observatio­ns le rendent optimiste quand il insiste sur «les domaines de l’ombre. Les tour managers, les chauffeurs, les ingénieurs son et lumière… Des milieux historique­ment très masculins, dans lesquels je vois de plus en plus de femmes.»

Une militante française expliquait récemment, à la suite de la mort de Gisèle Halimi, que le combat féministe ressemblai­t à une marche sur tapis roulant inversé: quelques instants d’arrêt, et la cause revenait irrémédiab­lement plusieurs années en arrière. Dominique Rovini parle, elle, d’une révolution à mener en profondeur. Surtout en musique, où il reste plus de travail à accomplir qu’en danse ou qu’au théâtre: «Le sexisme est omniprésen­t, ça se joue à tous les niveaux. Les écoles d’art, par exemple. On y trouve 50% d’étudiantes, donc le talent est là, mais elles ont moins de moyens ensuite, moins de mise en avant. Alors elles sont moins primées, les agents les proposent moins, et elles apparaisse­nt moins sur scène. Chaque maillon de la chaîne industriel­le fait qu’elles sont moins avantagées.»

«Privilégie­r la pluralité, c’est devenu un automatism­e»

MATHIAS KERNINON, PROGRAMMAT­EUR DE L’AMALGAME

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