COMMENT SAUVER SA PEAU PAR L’IRONIE ET LE FANTASTIQUE
En huit nouvelles brillantes, des filles luttent contre les vicissitudes de la vie. Les débuts d’une jeune Irlandaise très douée
Dans chacune des huit nouvelles qui composent ce recueil, des filles se heurtent aux difficultés de la vie et, on l’aura deviné, ce n’est pas particulièrement «dans la joie et la bonne humeur». A les voir se débattre, pourtant, on rit beaucoup, car elles manifestent toutes un humour désespéré et une lucidité imparable. On est en Irlande au début du XXIe siècle. Leurs mères ont dû se battre pour un peu de liberté ou elles se sont résignées à un patriarcat béni par l’Eglise. Quand leurs parents avaient croisé l’ennui, «ils l’avaient regardé droit dans les yeux et ils avaient survécu».
Les filles profitent un peu des acquis, prennent des amants, fréquentent l’université, vont se saouler dans les pubs: «Ayant grandi avec des mères qui dégustaient, la mine austère, leur verre de vin annuel, on levait toutes le coude comme nos pères. Le grand bond en avant de notre génération.»
Dans la joie et la bonne humeur est le premier livre publié de Nicole Flattery, née en 1989. Les nouvelles, parues en revue, lui ont valu une notoriété méritée tant le ton en est juste et surprenant à la fois, et parfois poignant. Les lieux communs de la pensée positive y sont broyés «Angela souhaitait simplement s’asseoir une dernière fois derrière un volant, savourer cette odeur de voiture neuve sans éprouver peur ni déception» avec méthode et précision. C’est drôle et désespérant, empreint d’une tendresse désabusée.
La première nouvelle, qui donne son titre au recueil, a pour scène une station-service évoquant à la fois un tableau de Hopper et une installation de Playmobil. La narratrice y passe ses jours avec Kevin, un gamin de 19 ans qui vit dans un univers de sitcom. Il s’agit d’un programme pour chômeurs et inadaptés, une fiction de travail au protocole scrupuleux, sous la surveillance d’une grosse bonne femme autoritaire, «la Direction». Le récit oscille entre un réalisme scrupuleux et une atmosphère qui frôle le fantastique.
Ce malaise persiste dans plusieurs nouvelles: ainsi, dans Marivaudage,
un souvenir d’adolescence à la campagne. C’est l’été, ennui, émois troubles, faits divers atroces analysés avec délectation avec les copines, et, à la fin, le surgissement d’un ruban tuemouche, incongru et monstrueux.
Qu’elles soient actrices dans des films pornos, mannequins, chômeuses, femmes au foyer, employées de bureau, ces femmes se sentent inutiles, peu désirables, interchangeables. «Nous étions quarante et je pense qu’à nous tous, nous n’aurions pas pu former un individu complet», constate l’une d’elles. Elle sent une bosse lui pousser dans le dos, mais personne ne la voit. Une autre multiplie les fausses couches, car aucun foetus ne sou
haite la fréquenter. Quand son «rancard», risquant un compliment, dit à Angela: «Tu es quelqu’un de généreux et d’attentionné», elle s’insurge: «Arrête, dit-elle avec raideur. J’ai aussi des qualités intéressantes.» Pourtant, comme tout le monde, ces jeunes femmes voudraient être aimées, tout en gardant sur elles-mêmes un regard sans illusion, toujours un peu étonnées de ce que devient leur vie, comme si elle ne les concernait que de loin.
CONDAMNÉE À LA RÉUSSITE
Les lieux changent, sans prendre beaucoup d’importance. Paris, comme un havre d’anonymat, «où le malheur se porte en bandoulière». Un hôtel minable, en
Espagne, refuge d’une étudiante en rupture. Une ferme au milieu de nulle part où sont maltraités des saisonniers. New York dans le sillage d’un humoriste sur le retour. Ce has been est secrètement accro à «la bande audio», un atroce enregistrement de rire qui l’apaise et «le détourne de ses épisodes maniaques». Ils sont d’ailleurs nombreux, hommes et femmes, à souffrir de désordres psychiques, ce qui, dans l’univers où ils évoluent, n’a rien d’étonnant.
Une longue nouvelle, presque un bref roman, occupe le centre du recueil, L’avortement, une histoire d’amour. «Je souffre d’un trouble mental», déclare Natasha d’entrée à son professeur, inquiet de ses résultats. Inscrite dans une université de prestige, en contraste avec le milieu traumatisant d’où elle est issue, elle est condamnée à la réussite ou c’est «le pôle-chômage». Mais elle ne retient rien des cours ni des lectures et cherche à déceler sur internet quelle matière elle est venue étudier.
Elle conclut une alliance inattendue avec Lucy, une autre déphasée, plus exubérante mais tout aussi rebelle à l’institution. Elles mettent en scène leur révolte et leurs angoisses dans un spectacle burlesque et sanguinolent, donné une seule fois, dans une grande débauche de provocations. La pièce est une catastrophe mais l’amitié sort victorieuse du fiasco. Tout n’est pas perdu à jamais.