«Le risque de chaos est très élevé»
ÉTATS-UNIS A deux semaines de la présidentielle, les menaces de crise des institutions se profilent autour du scrutin, notamment en raison d’un vote massif par correspondance. Le point avec Samuel Issacharoff, professeur de droit constitutionnel à la New
ÉTATS-UNIS Donald Trump ou Joe Biden? Le 3 novembre, les Américains devraient en principe connaître le nom de leur président. Mais à deux semaines de l’élection, les menaces de crise constitutionnelle au lendemain du scrutin s’accumulent, notamment en raison d’un vote massif par correspondance. Le point avec Samuel Issacharoff, professeur de droit constitutionnel à la New York University.
A deux semaines de la présidentielle américaine, les sondages sont favorables au candidat démocrate Joe Biden. Mais prennent-ils en compte tout l’électorat potentiel du président sortant Donald Trump? En 2016, le big data n’avait pas réussi à prendre toute la mesure de l’emprise du trumpisme sur l’Amérique. Cette année toutefois, l’inquiétude des démocraties du monde entier est ailleurs: elles se demandent si les Etats-Unis sont capables d’organiser des élections crédibles et justes, des critères qu’elles n’ont jamais hésité à appliquer à d’autres pays. L’OSCE aurait aimé envoyer 500 observateurs outre-Atlantique, mais Covid-19 et restrictions de voyage obligent, elle n’en envoie que 30. Professeur de droit constitutionnel à la New York University (NYU) et auteur du livre Fragile Democracies, Samuel Issacharoff jette un regard aiguisé sur une présidentielle inédite.
L’Europe regarde la campagne présidentielle américaine avec hébétement. L’Amérique va-t-elle être capable d’organiser une élection présidentielle crédible? Les Etats-Unis souffrent d’un problème fondamental: il n’y a aucune supervision indépendante du processus électoral. Le vote se déroule à l’échelle locale, est géré par les Etats, par des responsables politiques qui sont animés par une logique partisane. C’est l’essence de la Constitution qui vise à protéger les intérêts des Etats face à l’Etat fédéral. Un manque criant de professionnalisme résulte de cette décentralisation. Pour organiser les scrutins, les Etats comptent surtout sur des volontaires, souvent des retraités dont l’assiduité et la formation laissent parfois à désirer. Le covid accentue les difficultés. Prenez le Wisconsin. En temps normal, il enregistre environ 120000 bulletins de vote par correspondance. Pour les primaires de juin, 1,2 million de citoyens de cet Etat du Midwest ont voté de cette manière. Le système n’est pas fait pour gérer une telle croissance. Et là, on nous annonce des chiffres encore plus impressionnants.
Faut-il craindre le chaos après l’élection? Pour la première fois dans l’histoire du pays, des tentatives se font jour dans certains Etats dont la Pennsylvanie pour retirer aux citoyens le droit, prévu par la Constitution, d’élire des grands électeurs qui eux-mêmes élisent le président et pour confier cette tâche aux parlements locaux (Etats). Si des Etats se rebellent et décident de retirer aux citoyens le droit d’élire le collège électoral, le risque de chaos est très élevé. Il pourrait y avoir un face-à-face entre les gouverneurs et les parlements, mais aussi des disputes au sujet de qui seraient les membres du collège électoral. En vertu de la Constitution, c’est le Congrès qui devrait s’emparer du dossier.
Aura-t-on un résultat au soir du 3 novembre? Dans la plupart des Etats pivots comme le Wisconsin, le Michigan et la Pennsylvanie, il est interdit de compter les votes par correspondance avant le jour de l’élection. Des millions de bulletins ne pourront être comptés avant le 3 novembre. Il faudra une, voire plusieurs semaines pour les comptabiliser et en vérifier la validité. Pourquoi est-ce problématique? Voter aux Etats-Unis est devenu une question quasi tribale. Une majorité de républicains va voter en personne dans une logique de défiance face au covid. Pour les démocrates, la majorité votera par correspondance. Les bulletins comptés le 3 novembre seront probablement favorables à Trump. Les bulletins par correspondance seront favorables à Biden. En cas de renversement progressif de tendance, il faudra s’attendre à des attaques du président et des réseaux sociaux contre l’intégrité de l’élection. Le camp de Trump va sans doute crier à la fraude électorale et parler de failed election, d’«élection ratée». Ce serait la première fois que cela arriverait. L’expression consacrée a été introduite dans les statuts fédéraux pour les cas où il y aurait un grand séisme ou de graves inondations rendant le vote impossible.
Que se passerait-il si le camp Trump jugeait l’élection ratée? Plusieurs mécanismes se mettent en branle, mais ils demeurent vagues. Il est probable que les cours de justice n’entrent pas en matière. Il incomberait au nouveau Congrès en janvier de gérer le chaos. Ce scénario peut toutefois être évité si deux Etats pivots majeurs qui permettent de compter les bulletins par correspondance avant le 3 novembre, la Floride et la Caroline du Nord, produisent des résultats clairs au soir du 3 novembre. Si Biden les remporte tous les deux, l’élection serait déjà en bonne partie jouée. Pour Trump, mobiliser les foules contre de prétendues fraudes électorales n’aurait plus de sens.
La Cour suprême pourrait-elle être appelée à trancher comme lors de la présidentielle de 2000 entre Bush et Gore? Je ne le pense pas. En 2000, il n’y avait qu’un Etat, la Floride, qui posait problème. Cette année, le comptage des votes par correspondance va poser problème dans de nombreux Etats. La Cour suprême ne pourra trancher tous les problèmes juridiques potentiels. Les cours de justice, y compris la Cour suprême, n’ont toutefois pas assez protégé l’intégrité du processus démocratique. Mais il me semble inconcevable qu’elles favorisent un coup d’Etat par le président.
Trump menace de refuser de prononcer le fameux discours concédant la victoire à son adversaire… Quoi qu’il fasse, s’il perd, il quittera la Maison-Blanche le jour prévu par la Constitution le 20 janvier. Le discours de «concession» n’a aucune importance légale. Il ne relève que d’une tradition de respectabilité, d’honneur et d’intégrité. Trump n’adhère à aucun de ces préceptes. Il est très probable qu’il ne fasse pas de discours pour concéder sa défaite.
Les institutions américaines sont-elles suffisamment fortes pour résister aux assauts de Trump? Je dis oui, mais non sans anxiété, car il y a quatre ans, j’étais persuadé que les institutions étaient assez fortes pour limiter les dégâts occasionnés par une présidence Trump. Or bien que les dommages causés à la société civile, au pouvoir judiciaire et aux médias soient relativement limités, un aspect est très inquiétant: la foi des gens dans le système politique a été gravement corrodée. L’histoire le dira, mais les dégâts causés seront très vraisemblablement majeurs.
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«Le problème fondamental est qu’il n’y a aucune supervision indépendante du processus électoral»