Dans le ciel immense du Sertão, une envolée vers l’infini
Au Brésil, le mois d’octobre est celui des records de distance en parapente. Ils sont une poignée de pilotes à espérer y atteindre les 600 kilomètres de vol, ce qui serait une première. Depuis une quinzaine d’années, des Suisses participent à l’aventure
C’est une plaine vaste de plusieurs centaines de milliers de kilomètres carrés à la pointe nord-est du Brésil. Une terre semi-aride peuplée de buissons secs et de cailloux, quasi désertique. On l’appelle là-bas le Sertão, de son sens originel le «fin fond», «l’arrière-pays». Si rien ne paraît enchanteur à l’idée de fouler ce sol poussiéreux et inondé de soleil, il n’en est rien de son ciel, qui voit depuis plusieurs années se succéder les plus longs vols de parapente au monde.
Pour l’heure, ce sont les pilotes brésiliens qui tiennent les rênes du classement mondial de vol de distance. A l’image de Rafael Barros, qui a survolé le Sertão pendant onze heures, parcourant 588 kilomètres, un record en attente de validation auprès de la Fédération aéronautique internationale. Un site de vol devenu incontournable pour les pilotes expérimentés, ils sont un peu plus d’une vingtaine à travers le monde à avoir dépassé les 500 km. Le Brésil accueille régulièrement des coupes du monde et autres championnats. Mais le Sertão offre un immense terrain de jeu pour effectuer des distances en ligne droite.
Andy Flühler sait de quoi il parle. Depuis quinze ans, cet instructeur parapentiste de Suisse centrale y organise des voyages spécialisés à l’attention des pilotes chatouilleux d’atteindre les sommets de la discipline. Il est aujourd’hui suivi par les meilleurs du monde, suisses en tête. La quête d’un site de décollage idéal le mènera d’abord à Quixada, 170 km au sud de Fortaleza.
«Longtemps les records ont été établis depuis ces reliefs. Avec le puissant vent d’est venu de l’Atlantique, les pilotes devaient accepter un grand stress lors du décollage, avant de faire demitour et de se laisser pousser vers l’ouest. C’était la condition pour espérer voler le plus loin possible», nous dit-il. Un record de 506 km en Afrique du Sud viendra changer les plans d’Andy. «Après 460 km en l’air, nous atteignions les limites de Quixada, il nous fallait trouver un décollage plus à l’est, en plaine». Le choix se porte alors sur la ville de Caico, une piste d’aérodrome permettant à Andy et son équipe de treuiller les parapentistes depuis le sol, à l’image de cerfs-volants qu’on détacherait une fois qu’ils sont arrivés au bout de la ficelle.
Précieuse logistique
L’idée de passer la barre des 600 km était présente au sein de l’équipe suisse de parapente. En 2019 déjà, elle partait pour Caico avec cet objectif en tête. Coronavirus oblige, rien d’officiel n’a pu être mis sur pied cette année. C’était compter sans la détermination d’irréductibles libéristes, partis à la faveur d’un billet last minute après s’être enquis des conditions météorologiques sur place. «Les deux premières semaines d’octobre sont les meilleures», nous explique Reynald Mumenthaler, parti pour le Brésil à la dernière minute en compagnie du pilote français Clément Latour.
«Comme l’équipe d’Andy était sur place, on pouvait se permettre de les rejoindre au dernier moment.» Une aide précieuse pour permettre le suivi et la récupération des pilotes, qui atterrissent parfois à des kilomètres des premières habitations, souvent à la tombée de la nuit. La parapentiste Yaël Margelisch s’en souvient, c’était lors de son expédition avec l’équipe suisse en 2019: «Nous avons des balises GPS qui transmettent régulièrement notre position à l’équipe au sol. Une fois que j’étais posée, il m’est arrivé de marcher plusieurs kilomètres, parapente sur le dos, avant de trouver une route au bord de laquelle attendre le chauffeur.»
La pilote valaisanne traçait alors depuis Caico deux lignes droites de 448 et 552 km, parcourus en dix heures et vingt minutes, elle battait ainsi deux fois de suite le record du monde féminin de vol de distance. A vol d’oiseau, c’est plus qu’un aller-retour entre Genève et Saint-Gall. «Je suis toujours dans l’euphorie en y repensant aujourd’hui. J’ai hésité à partir, j’aimerais faire mieux que l’année passée, mais je déménage bientôt et la quarantaine rendait le retour trop compliqué», glisset-elle depuis son val de Bagnes. Cet automne, elle décollera donc de la maison, par beau temps, «mais sous la grisaille ça sera difficile pour le moral», admet-elle. Elle sera attentive aux vols de son compagnon, Clément Latour. A l’aube de ses 30 ans, elle garde à l’esprit que bien des exploits sont encore possibles.
Le Genevois Reynald Mumenthaler nous explique le défi que cela représente: «Pour atteindre les 600 km, il faudrait exploiter une ascendance de plus pour gagner suffisamment d’altitude et se laisser glisser jusqu’au sol. Il faut jouer avec le vent dans le dos, et avec lui, voler plus vite.» Autre pilote présent sur place cherchant un record, le Zurichois Dominic Rohner, connu notamment pour avoir coiffé le Jura d’un vol reliant Zurich à Bellegarde cet été.
Au-dessus des plaines brésiliennes, à la différence des vols alpins, la difficulté des pilotes est de trouver l’endroit au sol où les ascendances se déclenchent pour se représenter leur trajectoire jusqu’aux cumulus, leurs sommets. Sans vent, on peut imaginer une colonne d’air chaud montant à la verticale. Les parapentistes utilisent ces masses d’air pour gagner de l’altitude. Mais le vent d’est, qui permet aux pilotes de voler vite, et donc loin, vient «coucher» ces ascendances tout en poussant les nuages. Il rend le ciel plus difficile à déchiffrer. «C’est impressionnant, parce que lorsqu’on tourne dans une ascendance et qu’on se retrouve face au vent, on vole à reculons», décrit Yaël Margelisch. Des vents soufflant entre 30 et 50 km/h, un pilote «ordinaire» renoncerait simplement à décoller. Ces vols de plusieurs centaines de kilomètres sont éprouvants, et ils peuvent s’étirer sur plus d’une dizaine d’heures. «C’est un grand travail mental. Il ne faut jamais perdre espoir, même à 50 mètres du sol, et toujours bien sentir la masse d’air. La clé est de savoir se relâcher autant que possible», précise Reynald Mumenthaler.
Aujourd’hui, il devient difficile pour les pilotes d’imaginer battre des distances ad vitam aeternam. La performance des voiles atteint un plafond, leur permettant des pointes à 70 km/h sans vent, et les records coïncident désormais avec des décollages dès le lever du jour, pour retoucher le sol à la tombée de la nuit.
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Les pilotes expérimentés sont un peu plus d’une vingtaine à travers le monde à avoir dépassé les 500 km
«C’est un grand travail mental.
Il ne faut jamais perdre espoir, même à 50 mètres du sol, et toujours bien sentir la masse d’air. La clé est de savoir se relâcher autant que possible»
REYNALD MUMENTHALER, PARAPENTISTE GENEVOIS