Le Temps

L’assassinat terroriste en France envoie une onde de choc au Danemark

TERRORISME L’assassinat d’un enseignant en France a envoyé une onde de choc, 1000 kilomètres plus au nord, dans la rédaction du quotidien danois «Jyllands-Posten», à l’origine de la publicatio­n des caricature­s controvers­ées de Mahomet

- SLIM ALLAGUI, COPENHAGUE

Le sujet est tabou au siège du Jyllands-Posten (JP), le journal conservate­ur qui a déménagé en février dans de nouveaux locaux ultra-sécurisés. Un Fort Knox de cinq étages aux vitres à l’épreuve des balles sur les quais du port d’Aarhus, deuxième ville du royaume. «Personne n’ose en parler avec les médias, car plus on évoque ces caricature­s, plus on attire l’attention sur nous et plus on risque d’attiser la colère de ceux qui nous menacent», confie un journalist­e ayant requis l’anonymat.

Quinze ans après la publicatio­n de ces dessins qui ont enflammé le monde musulman, JP vit toujours sous la menace terroriste et a été la cible de quatre tentatives d’attentat déjouées. L’attaque au hachoir à Paris d’un Pakistanai­s, le mois dernier, en signe de protestati­on contre la reproducti­on des caricature­s de Mahomet dans Charlie Hebdo, a ravivé les craintes du personnel. Des craintes qui se sont encore accentuées suite à la décapitati­on d’un professeur à Conflans-Sainte-Honorine qui avait montré certaines de ces images en classe.

«Aucun dessin ne vaut une vie»

Seul à prendre la parole, le rédacteur en chef, Jacob Nybroe, insiste: il «ne republiera plus jamais ces caricature­s, ni au Danemark ni à l’étranger», conforté par une majorité de Danois opposés à la reproducti­on de ces dessins, selon un sondage. Il a refusé début septembre à Charlie Hebdo, qui l’a pourtant soutenu en 2005, le droit de reproduire la page entière des caricature­s – dont il détient les droits, contrairem­ent aux dessins individuel­s – à l’occasion du procès du massacre du 7 janvier 2015. «Nous ne voulons pas participer activement à la republicat­ion de la page du journal dont nous détenons les droits, que ce soit dans Charlie Hebdo ou dans d’autres médias, parce que cela compromett­rait la sécurité, que nous faisons tout notre possible pour maintenir», s’est-il justifié.

Une attitude dictée par la peur, comme en témoigne cet éditorial, en septembre, des responsabl­es du quotidien qui avouent sans détour: «Aucun dessin ne vaut une vie humaine.» Ils rappellent «les centaines de mort lors des émeutes en février 2006 qui ont suivi la publicatio­n des caricature­s», et ajoutent que, «maintenant, on ose le dire tel quel: la décision de ne pas reproduire ces caricature­s est basée sur la peur de ce qui pourrait arriver, etque la vie de nos employés passe avant la défense de la liberté d’expression».

«Une peur légitime», selon le président du conseil d’administra­tion du groupe de presse JP/Politiken, Joergen Ejboel. En 2011 déjà, il avait menacé de licencieme­nt le rédacteur Flemming Rose, à l’origine de la parution des dessins de Mahomet, s’il témoignait dans le procès de deux hommes arrêtés aux Etats-Unis pour avoir fomenté un attentat contre le journal. «Ils voulaient que je me taise lorsque les menaces sur la sécurité des employés sont devenues pressantes», assurait Flemming Rose dans son livre De Besate (Les Obsédés) paru en 2016. Réduit au silence, Flemming Rose a préféré démissionn­er fin 2015 pour retrouver sa liberté de parole.

«Plus on évoque ces caricature­s, plus on attire l’attention sur nous et plus on risque d’attiser la colère de ceux qui nous menacent»

UN JOURNALIST­E DU «JYLLANDSPO­STEN»

«Dessins inoffensif­s»

Cet ancien rédacteur des pages culturelle­s de JP est à l’origine de la crise internatio­nale des caricature­s. Alerté par un auteur pour enfants, Kaare Bluitgen, qui n’arrivait pas à trouver de dessinateu­rs pour illustrer son livre Le Coran et la vie du prophète Mahomet, il s’est lancé un défi: s’attaquer à l’autocensur­e en publiant des caricature­s du Prophète. «Ces dessins sont inoffensif­s. Ils n’enfreignen­t pas l’article de loi sur le racisme ni celui sur le blasphème», rappelle-t-il au Temps.

Débatteur infatigabl­e, il s’érige en «gardien d’une liberté d’expression de plus en plus menacée, devenue plus l’exception que la règle», qu’il défend «bec et ongles» alors qu’il est un homme traqué, figurant sur la liste des dix personnes à abattre d’Al-Qaida dans la Péninsule arabique, et vivant depuis près de quinze ans sous protection policière.

L’assassinat de l’instituteu­r français a divisé le corps enseignant au Danemark entre partisans et opposants de l’étude des caricature­s en classe. Flemming Rose propose, à l’instar du quotidien Politiken, que les dessins de Mahomet deviennent «un pensum obligatoir­e à l’école, car faisant partie de l’histoire du Danemark». «Nous ne devons pas céder à la peur du terrorisme», lance-t-il.

Un avis partagé par Kurt Westergaar­d, le caricaturi­ste parmi les plus haïs des islamistes pour son dessin du visage de Mahomet avec un turban en forme de bombe. A 85 ans, menacé de mort à plusieurs reprises, il entend «défendre jusqu’à (son) dernier souffle la liberté d’expression, fondement de notre démocratie».

 ?? (JENS NORGAARD LARSEN/EPA) ?? Flemming Rose, à l’origine de la parution des dessins de Mahomet lorsqu’il travaillai­t au «JyllandsPo­sten», défend aujourd’hui «une liberté d’expression devenue plus l’exception que la règle».
(JENS NORGAARD LARSEN/EPA) Flemming Rose, à l’origine de la parution des dessins de Mahomet lorsqu’il travaillai­t au «JyllandsPo­sten», défend aujourd’hui «une liberté d’expression devenue plus l’exception que la règle».

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