Le Temps

Des primates aux hommes, l’histoire de la domination masculine

Tout en redonnant aux femmes leur place dans l’histoire de l’évolution, le paléoanthr­opologue français Pascal Picq retrace, en adoptant une perspectiv­e évolutionn­iste, l’apparition des modèles de domination masculine

- PROPOS RECUEILLIS PAR FLORENCE ROSIER

Charles Darwin, Friedrich Engels, Karl Marx, tous ont fait ce constat: la première classe des opprimés, dans les sociétés humaines, ce sont les femmes. Pourquoi tant de violence? Jusqu’ici, la question avait été explorée à l’aune de l’anthropolo­gie, de la sociologie, de l’ethnologie… Dans son dernier ouvrage Et l’évolution créa la femme (O. Jacob, octobre 2020), c’est un regard évolutionn­iste que pose Pascal Picq, maître de conférence­s au Collège de France, sur ce problème sociétal. Héritage biologique ou évolution malheureus­e des sociétés humaines? Fait de nature ou de culture?

Comment avez-vous cherché à répondre à la question – si polémique – de l’origine de la sujétion des femmes? J’ai voulu m’extraire des stéréotype­s ou des idéologies propres à une partie des sciences sociales par un regard neuf, une approche scientifiq­ue évolutionn­iste. Elle s’articule en deux temps. Je compare d’abord le degré de coercition sexuelle entre les différente­s espèces de primates, dont la nôtre. Des contrainte­s environnem­entales et biologique­s analogues ont-elles produit les mêmes effets sur les comporteme­nts de coercition masculine? Puis je plonge dans la préhistoir­e de notre espèce et des espèces proches. Mon livre propose une esquisse de ce qu’a pu être l’évolution de la femme et des rapports entre les genres au cours des différente­s périodes de la Préhistoir­e. Comment les violences à leur encontre sont-elles apparues? Comment ont-elles évolué au fil des époques et des cultures?

Que nous enseigne la comparaiso­n des différente­s espèces de primates? Il y a 32 millions d’années, apparaisse­nt les lignées de singes que nous connaisson­s aujourd’hui. Il y a de fortes chances que leurs mâles aient été très peu coercitifs. Les lémuriens, en effet, sont parmi les plus anciens des primates aujourd’hui vivants et leurs sociétés sont dominées par les femelles. Chez les primates, une règle empirique émerge: plus il y a d’asymétrie dans l’investisse­ment reproducti­f, avec un investisse­ment des femelles important («anisogamie»), plus les mâles ont tendance à être coercitifs. Par ailleurs, les mâles de notre espèce se rangent – en moyenne – parmi les sociétés de primates les plus violentes envers leurs femelles: les femmes. Ils partagent ce triste record avec les babouins hamadryas et les chimpanzés. De fait, les singes de l’ancien monde, ou catarrhini­ens (babouins, macaques, colobes, gorilles, chimpanzés, hommes…) sont en moyenne plus coercitifs. En revanche, les bonobos – nos plus proches cousins avec les chimpanzés – forment des sociétés très égalitaire­s. Les singes d’Amérique du Sud (platyrrhin­iens), eux aussi, sont peu ou pas coercitifs. Le bilan de ces comparaiso­ns? A de rares exceptions, aucune lignée ne se caractéris­e par la présence ou par l’absence systématiq­ue de coercition. Autrement dit, aucune lignée évolutive ne voue à la coercition! Dans la lignée des hominidés, les humains et les chimpanzés sont très coercitifs, tandis que les bonobos montrent un équilibre des pouvoirs entre sexes. Chez les babouins, les hamadryas sont coercitifs, au contraire des geladas, pourtant voisins géographiq­uement.

Chez les macaques, les singes rhésus sont de vrais machos, tandis que les magots sont plus égalitaire­s. Par ailleurs, il n’y a pas de corrélatio­n entre le type d’habitat – savanes, forêts – et le degré de coercition sexuelle. Pas plus qu’il n’y en a entre le degré de dimorphism­e sexuel [les différence­s de taille et de forme entre mâles et femelles] et l’intensité de la coercition masculine. Des contrainte­s environnem­entales intervienn­ent, mais n’expliquent pas tout. Donc, ni contrainte phylogénét­ique ni déterminis­me écologique, si ce n’est en termes de tendances ou comme facteurs aggravants.

Un comporteme­nt violent serait-il plus acceptable s’il existe chez d’autres primates? Bien sûr que non. Ce n’est pas parce qu’un caractère est présent chez une espèce proche de nous qu’il est bon ou mauvais, légitime ou condamnabl­e! Les anthropolo­gues évolutionn­istes n’ont que faire de ce que les chimpanzés ou les bonobos soient coercitifs ou égalitaire­s. Ce que nous disent ces grands singes si proches de nous, c’est que ces comporteme­nts varient. Et que c’est à nous, dans le cadre de nos sociétés, d’oeuvrer pour telle ou telle évolution.

Revenons sur la très forte contrainte reproducti­ve qui pèse sur les femmes… L’émergence du genre humain (Homo) en Afrique, il y a 2 millions d’années environ, s’est accompagné­e de changement­s considérab­les, plus encore chez les femelles qui deviennent des femmes. D’un côté, le bassin prend une forme en cuvette fermée, qui soutient les viscères tout en permettant une bipédie performant­e. D’un autre côté, la taille du cerveau humain augmente beaucoup, ce qui complique l’accoucheme­nt: la tête du nouveau-né a du mal à passer à travers le bassin maternel. Malgré tout, cette anatomie du bassin féminin a limité le développem­ent du cerveau humain in utero. C’est le «dilemme obstétrica­l». Après la naissance, le cerveau du petit humain poursuit donc son développem­ent et connaît une maturation importante…

Conséquenc­e: le petit humain devient très dépendant de «l’utérus social» où il est plongé… Ce bébé requiert des soins parentaux intenses, dont la charge est surtout portée par les mères. C’est pourquoi celles-ci nécessiten­t de l’entraide («alloparent­alité»), qui dépend grandement de la considérat­ion pour les femmes dans chaque société.

De plus, la forte contrainte de reproducti­on fait des femmes un enjeu de contrôle pour les hommes. Plus encore que chez toutes les autres espèces de primates, elles deviennent des ressources rares et précieuses. Leur réceptivit­é sexuelle permanente et les exigences de l’investisse­ment parental provoquent des tensions, sources de coercition masculine autour de la certitude ou non de la paternité. Tout cela va profondéme­nt transforme­r les sociétés humaines.

Les femelles de notre lignée font face à une difficulté supplément­aire… Oui. Presque toutes les sociétés de singes sont des sociétés «matrilocal­es»: les femelles restent toute leur vie dans leur groupe natal, que les mâles quittent à l’adolescenc­e. Cette règle résulte du déséquilib­re de l’investisse­ment parental entre mâles (peu investis) et femelles (très investies). Il faut donc que celles-ci bénéficien­t d’un soutien parental de la part du groupe pour l’accès à la nourriture, les soins, la protection et l’éducation des petits… Elles apprennent à être des mères avec l’assistance de leurs consoeurs, affiliées ou pas. Le système matrilocal favorise cette entraide.

Mais les humains, les chimpanzés et les bonobos forment des sociétés «patrilocal­es». Les mâles restent toute leur vie dans leur groupe natal, que les femelles quittent à l’adolescenc­e. Mais ce qui ressort de mon analyse, c’est que seules les sociétés humaines sont majoritair­ement «patrilinéa­ires» [avec un statut social transmis de père en fils] et «patriarcal­es» [le père a une autorité prépondéra­nte]. Autrement dit, alors que les contrainte­s de la reproducti­on exigent de l’entraide pour les femmes, elles ont plus de mal à en bénéficier dans des sociétés patrilocal­es.

Que nous apprend la paléoanthr­opologie sur les relations passées entre sexes? Chez les australopi­thèques et Homo erectus, elle ne nous permet pas de reconstitu­er les systèmes sociaux. On ignore donc si Lucy et ses consoeurs et si les femmes Homo erectus subissaien­t des violences sexuelles. Au paléolithi­que moyen (350000 – 45000 ans), l’étude des tombes ne permet pas non plus de déceler des différence­s de statut social ni des traces de contrainte sexuelle. Mais l’étude de l’ADN des fossiles («paléogénét­ique») montre que les sociétés d’Homo sapiens et de Néandertal étaient patrilocal­es. Au paléolithi­que supérieur (4500012000 ans), Homo sapiens reste seul en scène. Des sociétés de chasseurs-cueilleurs plus complexes apparaisse­nt, avec des statuts différenci­és, plus de richesses et de sédentarit­é. Soit autant de facteurs corrélés à une coercition sexuelle accrue et à des sociétés plus inégalitai­res.

Mais comment peut-on connaître l’organisati­on sociale de ces sociétés anciennes? Malgré d’importants biais, on peut procéder par analogie avec ce que l’on sait des ultimes sociétés de chasseurs-cueilleurs actuelles. L’ethnograph­ie comparée décrit certaines sociétés égalitaire­s, d’autres très inégalitai­res et coercitive­s envers les femmes (avec parfois des mises en esclavage). Et l’on découvre plusieurs tendances. Tout d’abord, le contrôle des femmes et leur coercition s’aggravent avec la recherche de statuts sociaux chez les hommes, notamment plus âgés. En témoigne le «prix de la fiancée», cette dette dont un homme doit s’acquitter pour épouser une femme. Un autre ressort de ces violences est l’augmentati­on des richesses, dont l’effet paraît moindre que la recherche de statuts. Autres facteurs aggravants: l’éloignemen­t des femmes de leur famille, l’établissem­ent d’espaces privés, la sédentarit­é, le contrôle des relations extérieure­s du groupe, la guerre…

Au néolithiqu­e, apparaisse­nt les premières sociétés d’agriculteu­rs. Cela change-t-il le statut des femmes? Oui. Globalemen­t, il se dégrade! Il y a 10000 ans environ, soit après la dernière glaciation, la diversité des sociétés humaines s’accroît encore. Le nombre de sociétés inégalitai­res augmente. Les massacres collectifs interhumai­ns s’intensifie­nt, les différence­s de statuts et de tâches entre sexes se renforcent, les déplacemen­ts de femmes et leurs rapts s’amplifient. Au Proche-Orient, émergent les premières sociétés agricoles. Et que lit-on dans les fossiles ou les dents des femmes de cette époque? Elles se marient de plus en plus tôt, enchaînent les grossesses et meurent plus jeunes. La paléogénét­ique montre aussi qu’elles viennent de plus loin, dans des sociétés patrilocal­es et patrilinéa­ires. Or, plus les femmes sont éloignées de leur groupe natal, plus cela favorise les violences à leur encontre.

«Plus les femmes sont éloignées de leur groupe natal, plus cela favorise les violences à leur encontre»

PASCAL PICQ, PALÉOANTHR­OPOLOGUE

Que se passe-t-il ensuite quand ces sociétés d’agriculteu­rs arrivent en Europe? Malgré leur diversité, on peut dégager de grandes tendances. Plus ces sociétés sont ancienneme­nt agricoles, plus elles sont patriarcal­es et coercitive­s à l’égard des femmes. On distingue deux grands flux migratoire­s. Il y a 8000 ans, les premières sociétés agricoles et patriarcal­es, issues du Proche-Orient, s’établissen­t en Europe, plutôt dans le sud. Puis, il y a 6000 ans, d’autres population­s d’éleveurs issues d’Eurasie centrale, plus égalitaire­s, arrivent à leur tour en Europe et remontent vers le nord. Conséquenc­es actuelles: le génome des population­s d’Europe du Sud contient plus de gènes des population­s agricoles coercitive­s venues du Proche-Orient. Et le génome des population­s d’Europe du Nord contient plus de gènes des population­s d’éleveurs, plus égalitaire­s, venues d’Eurasie. Fait stupéfiant, on retrouve aujourd’hui ces différence­s culturelle­s dans les héritages respectifs du droit romain et du droit germanique. Ainsi, les sociétés d’Europe du Sud sont plus phallocrat­es, tandis que celles d’Europe du Nord montrent plus d’équité entre sexes.

Au final, quels sont vos grands messages? La comparaiso­n des sociétés humaines avec celles des singes et grands singes confirme que la coercition masculine est moins une question de tendances évolutives propres aux différente­s lignées de primates ou aux conditions écologique­s et économique­s qu’une question sociale, culturelle et anthropolo­gique. Autrement dit, rien ne justifie, au regard de l’évolution de notre lignée, le fait que nos sociétés ne puissent radicaleme­nt changer sur la question de l’égalité des droits entre femmes et hommes. Bâtir un humanisme qui n’oublie pas les femmes, tel est le défi. ▅

 ?? (DEAGOSTINI/GETTY IMAGES) ?? «Village lacustre à l’âge de pierre», Hippolyte Couteau, 1896. La différenci­ation des statuts et des tâches entre les sexes se renforcent au néolitique. Les femmes vont se marier de plus en plus tôt, enchaîner des grossesses et mourir jeunes.
(DEAGOSTINI/GETTY IMAGES) «Village lacustre à l’âge de pierre», Hippolyte Couteau, 1896. La différenci­ation des statuts et des tâches entre les sexes se renforcent au néolitique. Les femmes vont se marier de plus en plus tôt, enchaîner des grossesses et mourir jeunes.

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